ORIGINES DU PROJET.
L’histoire d’Omelette commence en mars 1990. Le 10 mars 1990, je rencontre Antoine Parlebas, qui me fait découvrir l'art en général, et qui devient vite ma muse, ma source de références... En décembre 1991, tenaillé par la peur d'attraper le sida et de mourir avant d'avoir laissé une vraie trace artistique - le frère de mon meilleur copain de lycée venait de mourir et je venais de lire les derniers livres d'Hervé Guibert- je me mets à enregistrer d'une façon ou d'une autre ce qui m'arrive. Je prends un papier et un crayon, et commence à retranscrire faits et gestes au jour le jour. Je choisis aussi un matériau, inconnu pour moi, afin de capter au plus près ma réalité que je ne veux plus voir couler entre mes doigts : le son, par l'intermédiaire de mon téléphone-répondeur, branché sur ma chaîne hi-fi pour enregistrer le son des conversations... Dès ce moment, je savais que mon journal serait constitué d'au moins deux matériaux, l'écriture et l'enregistrement des voix, ou, si vous préférez, qu'il y aurait dans ma vie à la fois le journal écrit et le journal sonore. Un jour de janvier 1992, désirant apprendre à faire des images de cinéma, j'achète au photographe d'en bas de chez moi une vieille caméra Super 8, une Minolta je crois. Dans les mois qui suivent, j'essaie d'apprendre à voir en lisant des livres sur le cinéma expérimental, l'art contemporain que me conseille Antoine. Je découvre, par des écrits donc, l'existence de l'art corporel de Michel Journiac et de Gina Pane, puis le travail photo(bio)graphique de Sophie Calle et de Christian Boltanski. Mais les œuvres qui m'intéressent sont difficiles d'accès, il m'est presque impossible de me confronter matériellement à elles, de les voir autrement que par des reproductions... En décembre 1991, la diffusion à la télé du film d'Hervé Guibert La Pudeur ou l'impudeur, est un choc pour moi : la vision du corps squelettique du corps de l'auteur que j'admirais, comme un coup de pied dans le cul, me presse à agir vite; je sais que, tôt ou tard, je vais entreprendre de faire de ma vie non plus un " livre ", comme je l’avais écrit dans mon journal de 1983, mais un " vrai film "... Une intuition qui sera confirmée par la vision d'un autre journal intime, lui aussi diffusé à la télé : Silverlake Life, A view from here, où un homme filme en direct la mort de son amant... En novembre 1992, à la Galerie Nationale du jeu de Paume, l'exposition Désordres me fait découvrir trois œuvres d'artistes qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorexic, 1987, conçue par Jana Sterbak, me donne moi aussi envie de montrer ma chair à vif. Mais c'est surtout la vision de Walden (1969), le premier journal filmé de Jonas Mekas, et de The Ballad of Sexual Dependency (1982-1992), un diaporama de Nan Goldin, qui me donnent réellement envie de reconstruire ma vie au travers de l'histoire de l'autre, de son vécu... Ce n'est qu'après avoir découvert l'existence de la caméra-stylo de Joseph Morder (et des différents épisodes de son monumental journal-filmé en Super 8 sonore dont Un Chien amoureux) puis celle de la caméra cachée d'Abbas Kiarostami (Close up), à la fin de l'année 1992, que j'ai pris la décision ferme et définitive d'associer à mes deux précédents journaux, l'écrit et le sonore, un troisième journal : un journal filmé. Débarrassé de mon mémoire de maîtrise d'anglais sur Terry Gilliam, pressé par le ministère de la jeunesse et des sports qui m'a alloué une bourse défi-jeunes en juin 1992 pour faire mon premier film, je passe à l'acte le mardi 2 mars 1993. Je mets une cartouche Super 8 sonore dans le ventre de ma caméra, et je donne naissance à ce qui va devenir les premières images de mon journal filmé...
LE SUPER-8.
Pourquoi le Super-8, pourquoi pas la vidéo vous allez me demander... Il est vrai qu'avec la caméra vidéo VHS que je m'étais achetée, j'aurais pu filmer tout le temps, presque à l'insu des gens (la caméra vidéo ne fait aucun bruit), et à un coût très bas. Je n'aurais pas été dépendant de cette lumière artificielle si difficile à modeler... Mais cette caméra VHS était vraiment trop volumineuse, trop lourde. Puis je trouvais la vidéo trop nette, trop propre. Je recherchais un format qui ressemblait à mon corps : fragile, plein de " défauts ", tantôt net, tantôt pas net, en tout cas jamais en bonne forme. A l'aspect lisse, policé de la vidéo, je préférais me mettre dans la peau rugueuse du Super 8, avec ses gros grains, ses poils collés. Le Super 8 est à une échelle humaine, rejette la pureté. En Super 8, il faut faire vite. Je pensais que les gens que j'allais faire parler devant ma caméra, sachant que je tournais en Super 8, prendraient conscience qu'ils n'auraient qu'un laps de temps très court (deux à trois minutes) pour se vider, pour évacuer... Le Super 8 les obligerait à exposer sans trop réfléchir, et de façon concise, ce qu'ils auraient à l'intérieur. Avec le Super 8, je voulais entraîner mes proches dans ma course contre le temps liée à la peur du sida : en Super 8 le temps est compté, comme mon temps à moi. Enfin, surtout, ce que je voulais peut-être inconsciemment en tournant en Super 8, c'était retrouver le souffle des projections des films de famille, ceux que mon père faisait en 8 mm quand j'étais petit, ceux qui nous donnaient l'impression d'être une famille unie, lui, ma mère, ma soeur et moi...
MES AMBITIONS.
Si j'écrivais mon journal intime, si j'enregistrais mes conversations téléphoniques, c'était avant tout pour moi, pour occuper mon temps, pour laisser une trace de moi, pour faire quelque chose de ma vie, comme beaucoup de diaristes d'ailleurs. Mais dès le moment où j'ai pris ma caméra Super 8 pour filmer ma vie, j'ai voulu que mes images soient projetées et diffusées au grand public. Dès le départ, je faisais mon journal filmé dans l'optique que les images soient un jour diffusées à une grande échelle... Mon projet au début des années 1990 était de réaliser des films-échanges de vie : il fallait créer une sorte d'échange, par l'intermédiaire d'un film, entre ma vie, celles de mon amant, de mes proches, des spectateurs inconnus.
A l'époque, militant pour un art populaire dans un cinéma de Tours, mon ambition était de casser les frontières entre cinéma expérimental et cinéma industriel : je voulais tirer l'un vers l'autre de telle sorte qu'ils se confondent. J'avais à cette époque la prétention de m'inscrire dans l'histoire du cinéma expérimental en inventant une nouvelle forme de film-journal : le film-journal-narratif-classique-grand-public. Je me suis donc documenté sur les films-journaux déjà existants, notamment ceux de Jonas Mekas. J'ai lu plusieurs livres sur lui . Je me suis souvenu des images de Walden...
J'aimais beaucoup la poésie de ses films, celle de l'homme, mais je ne me voyais pas faire un film-journal de plus de trois heures, comme Walden, dont le grand défaut pour moi est d'être, comme beaucoup de films expérimentaux, un peu trop long et élitiste. Désirant que le cinéma personnel soit un peu plus accessible, qu'il y ait un jour une sortie nationale du film-journal obtenu, désirant rencontrer un maximum de spectateurs, je voulais me démarquer des autres films-journaux existants... Je ne voulais pas faire une simple juxtaposition de morceaux de ma vie quotidienne, sans commencement ni fin, qui ne pourrait être comprise que par moi seul (qui peut comprendre les personnages qui apparaissent dans Walden sans une notice explicative ?), donc forcément égocentrique et nombriliste. Dès le départ, j'avais le désir ambitieux et mégalo de ré-inventer non pas l’amour mais le cinéma : non seulement le cinéma expérimental, mais aussi le cinéma industriel et commercial d'art-et-d'essai, en inventant le film-narratif-classique-où-tout-serait-vrai. Je voulais que le cinéma industriel s'intéresse à ma vie, à la vie des petites gens, au caractère unique et singulier de chaque individu, que certains appellent idiotie... Je voulais aussi bousculer l'esthétique systématique des films qui sortent en salles, secouer les industriels du cinéma en 35 mm, leur balancer une image Super 8, sale ou laide à leurs yeux : quand on monte en Super 8, on monte dans l'original, et ce qu'on voit, c'est de la pellicule rayée, tachée, pleine de poussières en tous genres... Je voulais casser la " bonne forme " du cinéma, trop " pure ", trop " propre " à mon goût, en gardant en mémoire cette phrase écrite par Jonas Mekas pour le Manifeste du New American Cinéma Group en 1960 :
" aux films bien faits, polis, cirés, reluisants mais faux, nous préférons des films rugueux, mal faits peut-être, mais vivants. Nous ne voulons pas de films roses, mais des films qui aient la couleur du sang ".
Je voulais montrer qu'une autre esthétique est possible, ni moins bonne ni plus mauvaise : l'esthétique des films de famille, avec ses surexpositions, ses sous-expositions, ses flashes d'images, son montage à la hache, ses changements brusques de mise au point, ses flous, ses tremblements, ses images qui sautent, ses bruits de micro...
Bien sûr, si je voulais que mon film-journal soit vu par le plus grand nombre, c'est parce que, dans un but militant, je voulais donner l'exemple d'une ouverture à l'autre. Ouvrir mon flux de conscience, montrer ce qu'on peut avoir à l'intérieur du crâne, les " marées de l'âme ". Oser tout montrer ce qui se passe là-dedans, le fond des pulsions, l'amour, la tendresse, les pulsions sexuelles positives mais aussi les négatives, les sadiques, les cruelles. Bref, les pulsions de mort comme les pulsions de vie. Les mettre toutes sur le même plan, essayer d'analyser de l'extérieur, d'une façon clinique, comme un médecin-psychiatre, le pôle pulsionnel qui exprime la poussée des besoins corporels cherchant à se satisfaire. Essayer de faire éclater les interdits qui sclérosent bêtement, inutilement le corps... Je voulais donner à manger des morceaux de moi-même, à la manière de Michel Journiac qui avait fait communier des gens avec du boudin fait avec son propre sang (Messe pour un corps, 1969). J’avais en tête cette phrase de Gina Pane qui elle, ouvrait son corps avec des lames de rasoir : " Si j’ouvre mon corps afin que vous puissiez y regarder votre sang, c’est pour l’amour de vous : l’autre. "
Mon désir de me débarrasser de ce qui entravait mon corps était tellement fort que mon ouverture à l'autre s'est transformée en ouverture de l'autre...
J'ai voulu enregistrer l'éclatement des enveloppes hypocrites que portaient mes proches... En me libérant, j'ai aussi voulu libérer les membres de ma famille, libérer leurs maux, les faire parler, leur arracher les mots s'ils présentaient la moindre résistance (c'est pour cela que je suis un peu insistant avec ma sœur dans Omelette, ma sœur qui ne cesse de répéter " qu'est-ce que tu veux que j'te dise de plus ?"). Sachez que pour mon film, il n'y a eu ni interrogatoire de police, ni torture. Et, s'il y a eu " violence ", les rapports étaient consentants. Je ne veux pas avoir de maîtrise sur mon monde : je n'ai simplement aucune sorte de culpabilité " morale " vis-à-vis de ce que je demande à mes " acteurs ". J'essayais simplement de donner l'image d'une ouverture de soi réciproque, d'un échange possible entre deux êtres humains. Intégrer dans une forme symbolique d'échange -le film- des morceaux de leur existence, ceux qu'ils veulent bien me donner... (lettre du père dans Omelette). Valeur de transit, d'échange... Reprendre un terme anglais employé par les transsexuels : le transliving et l'appliquer d'une façon plus générale à ma conception des choses : passer d'une vie à une autre... Passer la caméra, la mettre entre leurs mains, me mettre à la place de leurs points de vue. Que mon journal devienne leur journal, que leur vie devienne ma vie, et vice-versa... Pour que l'échange soit possible avec d'autres personnes que mes proches, il faut que l'ouverture de soi puisse être accessible au plus grand nombre.
Echanger des morceaux de ma vie avec mes proches, mais aussi avec les spectateurs : je voulais casser la frontière entre eux et moi, l'écran de cinéma. Que ce miroir sans tain soit transformé en vitre transparente, traversée aussi bien par le regard des autres que par mon propre regard. J'avais l'intention de me filmer en train de les regarder en face, pour que l'expérience du film soit partagée dans les deux sens, qu'il y ait au moins un échange de regards... Je voulais les interpeller par mes mots, en leur parlant directement dans la bande-son du film, en leur disant " vous ". Mon projet de vie au début des années 90 allait dans le sens d'un échange de vies : il fallait échanger, par l'intermédiaire d'un film, ma vie avec celle de mes proches et des spectateurs inconnus...
LES PRISES DE VUES.
En mars 1993, j'étais enfin prêt à transformer la tranche de ma vie qui commençait en mon premier film-journal-narratif-classique-grand-public, calqué sur les règles canoniques d'écriture de scénario de fiction (exposition, nœud de l'intrigue, résolution).
Ce qui impliquait pas mal de choses dès les prises de vues...
De la mise en scène tout d'abord. J'ai mis en scène mes proches : il fallait que je donne aux spectateurs les informations nécessaires au démarrage du récit. Ainsi, par exemple, dans Omelette, si j'ai filmé ma grand-mère en train de parler de sa " cécité ", c'est pour faire un implant, selon les règles, c'est pour que le spectateur comprenne d'emblée dans l'exposition du film qui elle est, pour qu'elle devienne un vrai personnage de film, pour que je ne sois pas le seul à comprendre ses gestes et ses réactions. N'ayant jamais mis en scène, j'ai recherché des leçons de direction d'acteurs. En juin 1992, dans une interview donnée à l'occasion de la sortie de son film La Sentinelle, Arnaud Depleschin disait qu'il fallait toujours faire quelque chose aux acteurs. J'ai appliqué cette règle avec chacun des membres de ma famille, sans leur dévoiler toutefois le sujet de la conversation à venir, sans leur ôter aucune liberté, y compris celle de sortir du champ : j'ai fait mettre une perruque à ma sœur, j'ai fait faire des mots croisés à mon père, j'ai demandé à ma mère de lire un journal, à ma grand-mère de chanter La Java bleue...
Moi-même, je me suis mis en scène. J'étais réalisateur mais aussi acteur. Pendant les prises de vue, je me prenais pour un comédien professionnel tournant un " vrai film de Cinéma " : la veille de chaque aveu, je répétais mes dialogues à venir en les inscrivant dans mon journal écrit. La veille de la visite à ma grand-mère, le 17 avril 1993, j'inscrivais dans mon journal écrit : " Je vais d'abord lui rappeler ce qu'elle m'a dit à propos de la chanson de Fréhel, et je vais lui dire : tu sais, moi, j'ai pas une amoureuse, mais un amoureux. Mon amoureux, tu le connais, c'est Antoine ". J'avais mal appris mon texte, puisque le lendemain, le 18 avril 1993, pendant la prise de vue, je n'ai pas employé exactement les mêmes mots : " Tu sais, tu te rappelles, samedi soir, quand on écoutait Fréhel, tu m'as demandé si j'avais une amoureuse. En fin de compte, j'ai pas une amoureuse, mais j'ai un amoureux, et mon amoureux c'est Antoine... ". Je me rappelle aussi que j'avais prévu de lui dire la fameuse phrase : " C'est pas la troisième guerre mondiale de toute façon " que l'on entend dans le film, pour dégonfler la tension causée par l'aveu, pour insuffler une touche d'humour au film à venir.
Parfois j'appliquais les codes esthétiques du cinéma classique. Avec certaines personnes, je m'amusais à appliquer le fameux champ/contre-champ : je te filme, tu me parles; je te parle, tu me vois...
Pour que l'échange devienne un film-narratif-classique, il y avait aussi la nécessité de créer un problème. En effet, les " vrais " films de fiction, ceux qui sortent en salles, ne racontent pas en général du bonheur. Je gardais en mémoire, début mars 1993, le passage d'un livre de Pierre Jenn que je venais d'acheter, Techniques du scénario :
" c'est parce que l'homme heureux n'a pas d'histoire que les ouvrages dramatiques donnent naissance à des personnages confrontés à de véritables difficultés. Eugène Vale préconise que l'auteur interpose une barrière entre le héros et la réalisation de son but, car une histoire sans combat ne sera jamais dramatique."
Même si le film jouait avec les codes des formats dits " amateurs ", il ne fallait en aucun cas qu'il centre sa thématique autour du " privé institutionnalisé ", comme le fait le film de famille : il fallait qu'il montre autre chose que ces événements heureux qui ne concernent que toute la famille et dont on se souvient avec plaisir (fêtes, baptêmes, mariages, etc.). Il ne fallait en aucun cas que ma caméra Super 8 devienne la caméra du bonheur. Alors, comme " on ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses " (Patrice Chéreau), et que tout va bien pour moi (ou presque), il fallait que je provoque dans ma propre vie le malheur qui soit le moteur du récit, ou que j'aille chercher en moi ce qui peut faire obstacle à mon désir, à mes désirs...
Au début de l'année 1993, je me suis dit que ce qui pouvait poser problème était la révélation à mes parents de mon homosexualité... et d'Antoine que j'avais rencontré en mars 1990 et que je cachais dans mon placard depuis presque trois ans... Je me suis donc engouffré dans cette histoire dans le but de provoquer des problèmes, dans l'expectative de la réaction espérée négative de mes parents, celle qui justement pouvait faire obstacle. Ainsi, après avoir filmé pendant quelque temps des événements ordinaires, j'ai donc pris la décision d'annoncer à chacun des membres de ma famille, devant ma caméra, l'existence du "squelette de mon placard". Avec ce projet, je savais en plus que le spectateur allait inévitablement se poser la question : " comment les parents vont-ils réagir ? ", que le suspense allait donner au film l'allure d'un thriller hollywoodien...
La réaction de la première personne filmée -ma mère- ne fut pas celle que j'attendais mais elle me combla entièrement puisqu'elle causa réellement problème. En dévoilant son secret, elle aussi, elle me causa d'autres problèmes qui s'ajoutèrent à celui dont je venais de me libérer en partie, et qui, ô joie, alimentèrent le moteur de mon récit sur le point de patiner... Le récit allait maintenant carburer sec. Oui, avec ces nouveaux problèmes offerts par ma mère, je venais de faire le plein pour mon film... Il ne fallait en aucun cas laisser couler entre mes doigts cette matière noire, ce nouveau fiel, ce nouveau fuel indispensable à mon récit, il fallait tout enregistrer... Je me suis mis alors à noircir des pages et des pages de mon journal intime, à guetter les moindres discussions problématiques avec les membres de ma famille, enregistrant les flux méandreux et tourmentés de ma conscience secouée , grossissant démesurément sous le choc des problèmes qui n'existeraient pas sans le projet du film... Les problèmes étirés jusqu'au bout prirent fin le 20 août 1993, date à laquelle mon homosexualité ne sembla plus être un problème pour mes proches...
La fin des " malheurs " fut aussi la fin de mon récit : libéré des problèmes que j'avais provoqués, je n'avais plus rien à raconter... et je tenais enfin entre mes mains la matière principale de mon premier film... qu'il fallait alors mettre en forme au plus vite.
LE MONTAGE.
Le premier montage s'est fait en deux mois, septembre-octobre 1993.
Etant donnée l'optique grand public désirée, il était bien évidemment impossible que je montre mon journal filmé tout entier, les 59 bobines que j’avais tournées, c'est-à-dire toute la pellicule telle qu'elle est sortie de la caméra, brute, à chaud, comme le veut Mekas :
" Tenir un journal filmé (à la caméra) revient à réagir (avec votre caméra) là, maintenant, tout de suite. Si vous ne le saisissez pas maintenant, vous ne le saisirez jamais (...). Pour le saisir tout de suite, (...) (la Bolex) doit enregistrer la réalité à laquelle je réagis et elle doit également enregistrer mon état d'esprit (...) à mesure que je réagis. Cela suppose également que j'ai dû établir toute la structure (le montage) sur place, pendant le tournage, dans la caméra " .
Il était hors de question que je choisisse cette radicalité qui fait fusionner le journal filmé et le film-journal...que le journal-filmé soit le film fini.
Dans un premier temps, à partir des 59 bobines brutes, il a fallu faire un choix... J'ai donc laissé de côté toutes les scènes qui ne faisaient pas partie de l'histoire proprement dite, comme la réaction filmée de ma grand- mère après lui avoir montré les séquences d’aveux, et comme la bobine où j’offre une rose à Antoine le jour de son 31ème anniversaire.
Dans un deuxième temps, je n'ai gardé de mon journal filmé que quelques scènes tournées en direct. Mais la plupart d'entre elles on été retouchées, soit pour y inclure d'autres images, soit pour couper les temps morts. Seules les bobines de l'aveu au père et celles de l'aveu à la grand-mère restent intactes dans Omelette. Mon intervention ne s'est pas résumée à couper à l'intérieur d'une bobine, elle a aussi consisté à coller des sons nouveaux sur la bande-son enregistrée en direct, des sons qui pouvaient être une musique, un bruit de projecteur et bien sûr ma voix-off.
Dans un troisième temps, il a fallu que je reconstitue certains événements, que je tourne des scènes après coup. Cela est dû en partie au format choisi qui n'est pas un matériau facile.
D'abord, le Super 8 est un matériau qui coûte cher, je n'ai pas pu tout filmer pour des raisons d'économies, je n'ai pas pu appliquer l'équation caméra=oeil qui est normalement celle du journal filmé. J'avais tendance à ne filmer que les moments importants pour l'histoire, si bien que d'autres sont passés à la trappe : ceux qui, anodins au moment où je les vivais, se sont avérés finalement, au moment du montage, indispensables à la bonne compréhension des événements. La scène du petit déjeuner dans Omelette, par exemple, a été vécue mais non filmée, il a donc fallu la rejouer devant la caméra, plusieurs fois, comme pour un film de fiction, ce qui va à l'encontre de la tradition du journal filmé selon Jonas Mekas. Selon lui, le diariste s'attaque à une réalité qu'il n'est pas question de remettre en scène : revenir filmer plus tard équivaudrait à " reconstruire la scène, les événements comme les émotions ".
Il faut aussi rappeler que le Super 8 est un matériau moins pratique que la vidéo. Avec une pellicule Super 8 sonore 40 ASA on ne peut pas filmer n'importe où, il faut des éclairages qui empêchent de saisir rapidement ce que vous vivez, surtout dans un endroit public comme un café. Pour des raison purement pratiques, donc, j’ai dû reconstruire la scène où Antoine fait son one-man-show, celle où Philippe me parle des origines psychologiques de l’homosexualité. Par ailleurs les scènes de reconstitution existent parce que le projet de faire un film sur ma vie ne s'est pas passé comme je l'avais souhaité. La vie a pris le dessus sur le film, elle l'a écrasé pendant un certain temps. En effet, je me suis retrouvé pris à mon propre piège. J'avais provoqué des problèmes pour en faire un film, et, embourbé dedans, je suis devenu incapable de les injecter dans le moteur de mon récit, de garder ma caméra à la main tout le temps pour en noter leurs moindres répercussions... Si bien qu'après coup, trop occupé à me démêler de mon méli-mélo familial, j'ai dû rajouter certains plans sans grande importance mais nécessaires pour donner une facture de film-narratif-classique, pour mettre en place une narration efficace. Les plans où j'apparais en chair et en os, par exemple, ont été construit après coup pour permettre au spectateur de s'identifier à mon personnage. Avec le journal filmé, j'aurais dû choisir logiquement le procédé de la caméra subjective. Mais l'expérience a montré que dans le cinéma classique il faut toujours présenter le corps du héros avant de montrer ce qu'il voit pour que l'identification ait lieu. Il y a plein d’autres scènes reconstituées dans le film, à vous de les trouver…
En ce qui concerne mon journal sonore, je ne l’ai pas vraiment intégré au film. Les seuls morceaux utilisés de mon journal sonore pour Omelette sont les quelques minutes de la conversation téléphonique entre ma sœur et moi, discussion qui dans la réalité a duré plus d'une demi-heure. Ces bribes de conversation sont indispensables à l'histoire, car c'est par ces propos de ma sœur que l'on apprend les véritables réactions des membres de ma famille, des réactions qui posent problèmes a posteriori et qui font donc avancer le récit sans que le spectateur ne s'en rende compte. Les autres morceaux de mon journal sonore auraient été complètement inutiles au récit, à part peut-être pour l'effet comique... Inutile, par exemple, d’intégrer au film la conversation qui suit entre ma grand-mère et moi, le lundi 12 avril 1993.
-Bon alors tu as bien travaillé ?
-Ouais, enfin, bon, là j’suis en train de faire mon article. J’ai pas réellement envie mais enfin…
-enfin, tu vas peut-être finir par trouver des trucs…
-oui, ben j’espère ! Faut que je r’plonge dedans, c’est chiant.
–Alors tes parents sont bien arrivés… La chienne a vomi deux fois !
Enfin, même si mon journal sonore est celui qui est le moins présent dans le film, c'est celui qui prend le plus d'importance dans le projet initial du personnage principal de Omelette, c'est celui qui le fait atteindre son but : la quête (naïve) de la vérité. En effet, grâce à ce journal sonore, ignoré des membres de ma famille qui ne savaient pas que je les enregistrais à leur insu avec ma platine-cassettes, j'apprenais ce qui s'était passé entre les prises de vue, le choc causé à ma grand-mère, ses pleurs au téléphone, etc. Je découvrais que les réactions étaient faussées par la présence même de la caméra; que, face à une caméra, celui qui répond a conscience de le faire aux yeux d'un public virtuel... Face à la caméra les gens choisissent leur personnage, se mettent en scène eux-mêmes, et essaient la plupart du temps de se montrer sous leur meilleur éclairage, de paraître positifs, tolérants... Le journal sonore, en étant un équivalent peu onéreux de la caméra cachée, est devenu alors pour moi le journal numéro un, celui qui m'est le plus cher, celui qui frôle la vérité, qui me rapproche des gens.
Quant au journal écrit, c'est de lui que j'ai tiré la matière principale de Omelette, c'est lui qui constitue véritablement sa chair première. C'est après la déclaration de ma mère que je me suis mis à écrire, beaucoup, dans l'urgence, dans le but de ne rien perdre. Psychologiquement, ça m'aidait, bien sûr, de formuler par des mots ce que je ressentais, de mettre à distance ma douleur, mais ce que je voulais surtout faire, c'était développer au mieux les questions qui se posaient à moi, ne pas laisser s'évaporer l'essence même du récit à venir.... A force d'écrire et d'écrire, affairé à grossir mes problèmes, j'en ai oublié ma caméra. Dans un sentiment d'urgence, je n'avais pas le temps de tout faire : filmer, noter mes pensées et vivre en même temps ! Par exemple, j'ai oublié de me filmer en train d'écrire mon journal écrit, assis sur mon lit, dans ma chambre... scènes qu'il a fallu rajouter après coup, qu'il a fallu reconstituer juste pour pouvoir poser le texte que j'avais écrit, comme celle du bord de Loire pour le journal sonore... La voix-off de Omelette a été construite entièrement sur la base de mon journal écrit. Certaines phrases, entendues dans le film, en sont intégralement extraites, mais souvent, les phrases étaient trop longues, trop alambiquées, il a donc fallu les retravailler, les refaçonner pour les faire coller au tempo d'un montage vif et rapide.
Ainsi, le passage qui suit, intégralement extrait du journal, était intéressant mais trop long, il aurait ralenti le rythme.
" Papa, vu de dos, devant une fenêtre. Sur une table, un magnéto. Texte que je vais lire et enregistrer :
"Il va falloir faire vite. Tu vas peut-être être étonné que ce soit cette voix enregistrée qui s'exprime à ma place, mais là, en ce moment-même, si c'était moi qui parlais, je risquerais de ne pas trouver les bons mots. Alors voilà, je vais te dire ce que j'ai déjà annoncé à ma mère, ma sœur et ma grand-mère. Tu m'as rarement vu avec une fille, tu crois peut-être que je suis discret... Mes amours ne sont pas celles que tu crois... Enfin, en clair, je n'ai pas une copine, mais un copain. C'est un peu brutal mais il fallait bien crever l'abcès un jour. Comme avec maman, je voulais filmer ton visage en te révélant ça, mais je ne peux pas, et tu vas comprendre pourquoi... Quand je l'ai dit la première fois, maman m'a parlé de toi. Elle m'a avoué que toi aussi il t'était arrivé d'aimer un homme. Au début, j'ai été un peu perturbé. D'abord, en quelques secondes, je découvrais votre vie à tous les deux... et, par là même, je réalisais à quel point la barrière qui s'interposait entre toi et moi est absurde. Je découvrais tout ce à côté de quoi on est passés, tout ce qu'on a loupé. J'ai aussi été très perturbé parce que j'ai réalisé que filmer ton visage aurait pu te faire très mal, toi qui a toujours vécu caché. J'étais malade, rien qu'à l'idée de t'exclure de mon premier vrai film, toi dont les films Super 8 m'ont donné envie de faire du cinéma... Et puis j'ai trouvé la solution. J'ai décidé de te filmer le dos et de te donner le choix : Premièrement, si tu te retournes, ça voudra dire que tu m'acceptes tel que je suis, que tu t'acceptes toi-même, ça voudra dire que je pourrai enregistrer notre conversation. Deuxièmement, si tu ne veux pas te retourner, ça voudra dire que tu n'es pas prêt au dialogue, que tu n'es pas prêt à essayer de rattraper le temps que nous avons perdu. Alors maintenant libre à toi de te retourner ou pas. Dépêche-toi, car le temps passe vite, et je n'aimerais pas que tu te retournes quand tout sera épuisé, quand le film sera fini."
Passage résumé dans le film de la façon suivante :
" Pendant que je filmais le couple, un bonhomme s'est installé sur le bord de la Loire. C'est en voyant ce bonhomme de dos que j'ai eu l'idée de la fin du film. Je vais filmer mon père de dos, je vais lui dire ce que j'ai à lui dire, et je vais lui demander de se retourner. S'il se retourne, ça voudra dire qu'il n'est pas prêt à rattraper le temps perdu. "
La plupart des passages de mon journal écrit 1993, concernant la " période Omelette ", auraient pu faire l'objet de certaines séquences dans le film si je n'avais pas choisi l'optique d'en faire un film grand public... politiquement correct. J'ai exclu des scènes crues évoquées dans mon journal écrit qui, si elles avaient été traduites en images, auraient été carrément pornographiques :
" Jeudi 15/4/93 J'arrive à oublier totalement Antoine, alors que, sans lui, je ne serais rien du tout, je serais inexistant, mort. Avant-hier soir (mardi soir), on a fait l'amour pour la première fois ou presque sans préservatif. Du moins c'est la première fois que je l'ai pénétré sans préservatif. Tout en prenant soin quand même de me retenir jusqu'au bout, au cas où le test du moins de février n'aurait pas marché. C'est vrai que c'est quand même plus agréable sans, il y a le contact de peau à peau, de chair à chair, de bite à entrailles... J'ai peur de lui avoir fait trop mal, de l'avoir déchiré mais, psychologiquement, il était tellement plus heureux qu'avant. A la fin, j'ai répandu mon sperme sur ses reins et sur le bas de son dos, puis je me suis allongé sur lui, épuisé. Je sentais dans mes bras et dans mes mains des picotements parcourir mes nerfs. La détente. "
Cette scène évoquant un acte sexuel, si je l'avais reconstituée avec Antoine, aurait peut-être incité la commission de censure à classer X le film ou bien à l'interdire aux moins de seize ans, ce que je ne voulais surtout pas, estimant que le film devait aussi toucher les adolescents, ceux qui ne parlent jamais à leurs parents. Par ailleurs, elle aurait pu choquer certaines personnes intolérantes, alors que je faisais tout pour parler le même langage qu'eux, gardant toujours en mémoire, le temps du montage, ces mots de Jean Genet :
" ayant à dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, celle que j'appelle 'tortionnaires'(...). Il fallait qu'ils m'entendent, et pour qu'ils m'entendent, il fallait les agresser dans leur langue. "
Je me suis parfois autocensuré, surtout pour ne pas évoquer la vie de mon père qui avait été déjà bien mise à nue par ma mère… Dans mon journal écrit, je m’étais autorisé à dévoiler certains pans de son passé qu’il n’aurait pas aimé que j’étale au grand jour, surtout pour en faire un film…
Omelette, comme tous mes films-journaux, ont tous été retouchés. Ma vie brute, captée à chaud, a été remodelée. Certains m’ont reproché d’ailleurs, ce manque d’authenticité. Mais je n’ai jamais promis d’éviter tout effet d’artifice, de mascarade, comme s’y engagent Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il ébauche Les confessions et Eugène Delacroix à la toute première page de son Journal : " Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. " Le film-journal pour moi n’est pas un confessionnal et quand je parle dans le film ce n’est pas pour dire " toute la vérité, rien que la vérité " comme devant un juge. Le journal est le genre " le plus libre, le genre des genres, un genre qui n’en est plus un à force d’accueillir tous les autres. (…). Tout est possible, tout est discible, " même le mensonge… omelette, donc, n’est pas un documentaire, ce n’est pas non plus une fiction, c’est juste un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre la réalité –mes trois journaux - et la fiction –les scènes reconstituées et le remodelage. Ce dosage particulier dépend aussi du moment du montage : septembre-octobre 1993. Ayant fait le montage quelques temps après avoir vécu les évènements, il a fallu que je porte un regard rétrospectif sur mon passé, sur ses traces. Le film journal, devenu une sorte d’autobiographie à chaud, porte bien sûr la trace de l’état psychique dans lequel je me trouvais au moment du montage… J’ai essayé de recréer l’impression de spontanéité qui est normalement celle d’un journal filmé (l’impression de prise sur le vif, comme si j’avais parlé au micro au moment du tournage), en laissant volontairement les fautes d’élocution, les mots étouffés, écorchés, en rajoutant un bruit très présent de la caméra (quand on approche le micro de sa bouche, on l’approche aussi du moteur bruyant de la caméra). Mais je ne peux m’empêcher de penser que la tonalité de ma voix reflète l’état d’esprit que j’avais au moment du montage, elle est une trace inconsciente de la façon dont j’avais digéré les problèmes que j’avais provoqués. Comme dans Walden de Mekas, ma voix de Septembre-Octobre 1993 introduit une conscience présente du matériau du passé. La subjectivité de Rémi monteur se superpose à celle de Rémi filmeur, ma voix off est en léger décalage avec celui que j’étais pendant les prises de vue. Le dosage particulier entre le vrai et le faux obtenu à partir des trois journaux et des scènes reconstituées dépend de moi, mais aussi des autres : des personnes présentes dans le film, des personnes qui veulent le diffuser…
TROIS FILMS POUR UNE MEME TRANCHE DE VIE.
Le premier montage, en septembre-octobre 1993, a donné un film Super 8 d'une heure vingt intitulé Omelette (Nez-de-pied), qui est le film-journal préféré : c'est celui que nous avons monté ensemble, Antoine et moi, dans mon appartement de Tours, avec ma visionneuse Super 8, en dehors de tout impératif de temps ou d'argent, peu de temps après le tournage. En voyant ce film, Yann Beauvais, alors responsable de Light Cone, coopérative de cinéma expérimental qu'il avait fondée en 1982 avec Miles Mc Kane, a décidé de le distribuer. J'ai donc fait réaliser, avec l’argent que les copains de tours ont collecté, une copie Super 8 dans un laboratoire non-professionnel de Hollande, copie qui a été projetée d'abord sur les lieux de tournage, à Tours, puis, pour la première fois à Paris le 17 mai 1994 au cinéma L'Entrepôt, dans le cadre des séances Scratch.
Le même jour, ce 17 mai 1994, je rencontre Alain Burosse, directeur des programmes courts de Canal +, qui me demande si j'accepte de faire un autre montage de Omelette (Nez-de-pied), une version courte de 24 minutes qu'il me propose de diffuser dans le cadre grand public qui lui est réservé, le magazine L'OEil du cyclone. J'accepte sa proposition, pensant toucher assez vite un maximum de personnes, étant diffusé sur une chaîne nationale, en clair, et à une heure de grande écoute (un samedi à 13 heures trente). La nouvelle tranche de vie s'intitulera Les anges dans nos campagnes, elle sera diffusée le 17 décembre 1994.
En 1995-1996, j’accompagne le film dans de nombreuses villes d’Europe. J’irai même jusqu’à New-York le présenter. Plus le temps passe, plus le film fait sensation et est demandé. Je suis heureux. J’ai l’impression d’exister, d’être enfin aimé. En 1996, je réalise Le super 8 n’est pas mort il bande encore, une commande pour L’œil du cyclone. Grâce à l'argent que je viens de gagner avec Canal +, je peux enfin faire gonfler Omelette (nez-de-pied) en 16 mm et envisager une sortie en salles. Seulement, une des personnes filmées ne veut pas que certains morceaux de sa vie soient exposés dans le cadre d'une diffusion " commerciale " et me demande de faire quelques coupes de moments que nous avons vécus ensemble... J’effectue ces coupes, même si ça me fait mal à ce moment-là. La nouvelle version, amputée de quelques minutes, s'intitule Omelette. Omelette (1997) sortira en salles le 14 janvier 1998, puis sera diffusée sur Canal + en avril-mai 1999, avant de sortir en vidéo aujourd'hui... et, cerise sur le gâteau, de faire partie de la collection du Musée National d’Art Moderne…
Il existe donc différentes représentations existantes de ce que j'ai vécu de début mars 1993 à mai 1994, et réalisées de septembre 1993 à juin 1997. Autrement dit, à partir de mes trois journaux, le Journal écrit 1993, le Journal sonore 1993, le Journal filmé en Super 8 (terminé en août 1998), et de scènes reconstituées, j’ai réalisé trois films-journaux : Omelette (nez-de-pied) (1993) qui date de 1993, Les Anges dans nos campagnes qui date de 1994 et enfin Omelette qui date de 1997. Tous les films, quels qu’ils soient, ont répondu à l’objectif que je m’étais fixé dès le début : toucher un maximum de gens…
À partir de ses trois journaux (le journal filmé, écrit, sonore), Rémi va réaliser ses deux premiers longs métrages Omelette, en 1993, et Les Yeux brouillés, en 1994, qu’il appelle films-journaux-narratifs-classiques. Il pense en effet que pour que l’échange soit possible, il faut que l’ouverture de soi puisse être accessible au plus grand nombre, il faut que le film-journal intime donné à voir prenne la forme d’un film narratif classique habituellement projeté en salles commerciales.
Rémi Lange n’est pas un diariste normal qui se contente d’enregistrer son quotidien. Rémi Lange est un manipulateur : il est prêt à transformer sa réalité pour qu’elle ne soit pas au final une simple juxtaposition nombriliste de morceaux de vie quotidienne, forcément égocentriste et nombriliste à ses yeux. Partant du principe qu’ " en général on ne fait pas de films sur des histoires heureuses " (Patrice Chéreau), Rémi Lange s’efforce de rechercher dans sa propre vie l’évènement malheureux nécessaire au fonctionnement de son récit. Et si l’évènement malheureux n’arrive pas, il est prêt à le provoquer, à le faire éclater devant sa caméra. Dans Omelette, il fait en sorte d’annoncer à ses parents son homosexualité devant sa caméra, dans Les Yeux brouillés, il crée de toutes pièces une rupture avec Antoine pour donner du mou à broyer à son film. Rémi Lange ne s’embarrasse d’aucune morale, il n’estime avoir aucun contrat d’honnêteté vis à vis du spectateur. Pour lui le journal intime, quel qu’il soit, est le lieu de la transformation la plus libre possible : tout est discible, même le mensonge. Ainsi, l’écran qu’il s’invente est forcément un miroir déformant. L’image qu’il donne de lui-même est une image souvent plus noire que la normale.
Dès le tournage, Rémi manipule sa réalité de telle sorte qu’elle puisse s’orienter dans le sens d’une projection grand public. Mais c’est véritablement pendant le montage, que Rémi et Antoine vont s’efforcer de construire un film-journal-narratif-classique-grand-public. Du journal filmé, sonore et intime de Rémi, ils expurgent les morceaux qui ne font pas proprement partie de son histoire à problèmes, ceux qui pourraient ralentir le rythme ou qui engouffreraient le film dans la voie du film de famille où tous les évènements sont heureux. Par ailleurs, ils ne s’interdisent pas de reconstituer certaines scènes, contrairement à certaines règles énoncées par Jonas Mekas qui voulaient que le montage soit fait là toute de suite, sur place, pendant le tournage, dans la caméra. Rémi Lange intègre toujours dans ses films des scènes reconstituées, qu’il mêle aux images tournées en directes et qu’il met exactement sur le même plan.
Chaque film-journal, que ce soit Omelette ou Les Yeux brouillés, est un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre la manipulation du réel et sa captation brute. Le but de Rémi Lange, en offrant des tranches de sa vie sur tous les écrans n’est pas simplement de s’ouvrir à l’autre, il est aussi d’échanger des morceaux d’existences. Rémi intègre dans le film qu’il se fait des tranches de vies de ses proches en les faisant parler, en leur arrachant les moindres résistances... Avec leur consentement bien sûr, même si sur le coup l’éclatement des frontières entre lui et l’autre peut paraître violent ou cruel. Les morceaux de vie ou d’intimité qu’on lui offre spontanément sont bien sûr mélangés aux films de sa vie : il peut s’agir de lettres qu’on lui envoie (des lettres-échanges comme celle du père dans Omelette, ou celles de David ou Matthieu dans Les Yeux brouillés), ou d’images qu’on lui donne (celles de Grégory dans Les Yeux brouillés)... Les rencontres d’inconnus qu’il fait par l’intermédiaire de Omelette sont intégrées dans son deuxième film...
LA RECONNAISSANCE
Omelette est projeté pour la première fois en public, le 12 décembre 1993 au café Le Café de Tours. La première projection dans une salle de cinéma, aux cinémas Studio de Tours est remarquée par Michel Cressole qui écrit dans le Libération du 31 janvier 1994) : " À ne pas manquer : Omelette (…). C'est du Rimbaud en Super 8 ". Rémi envoie alors son film à deux personnes qui lui permettent rapidement de se faire connaître. Yann Beauvais, d’abord, qui projette son film au cinéma L'Entrepôt à Paris, et Alain Burosse, qui travaille alors à Canal + et qui demande à Rémi de réaliser une version courte du film pour son émission L’Œil du cyclone (le film est diffusé le 17 décembre 1994 sous le titre Les Anges dans nos campagnes). Très vite, une copie Super-8 d’Omelette, payée par les copains (Alain Wahl, Philippe Perol, Guillemette Martin, Solange…) circule dans les institutions culturelles. Le film devient petit à petit un des films références de la jeune production expérimentale française. Il est montré, comme le note alors Les Inrockuptibles, " dans la plupart des lieux indépendants ". Il obtint le Prix du public aux VIIIe Rencontres du cinéma indépendant de Châteauroux, en 1994. Omelette va aussi devenir une référence majeure du " cinéma gay ". Les associations homosexuelles s’intéressent très vite au film, invitant Rémi Lange à participer à des rencontres avec le public à l’issue de chaque projection.
Le film ne passe pas inaperçu : " À Lille, l'important Festival des films gays et lesbiens (...) renferme au moins deux merveilles : d'une part Le Chien amoureux de Joseph Morder (…), d'autre part (attention les yeux !), Omelette du jeune Rémi Lange. (…) La rencontre bas-les-masques avec la mère constitue un sommet du genre : sous le coup de l'émotion, le poids de la caméra se met à trembler sur les épaules du réalisateur et, soudain, c'est l'image qui frissonne (...). " (Gérard Lefort - Libération – 19 novembre 1994). " Il y a dans ce film, chaotique (comme dans la vie) et dénué de toute sensiblerie, un culot et un jusqu'au-boutisme qui dérangent d'abord, puis touchent en plein coeur (...). Rarement 'film-en-train-de-se-faire' aura semblé si nécessaire à son auteur. Rarement le parler faux, un peu gêné, des interlocuteurs, aura renvoyé à tant de vérité. " (Bernard Génin - Télérama - 17 décembre 1994, à propos de Les Anges dans nos campagnes).
Grâce à la notoriété acquise par les multiples projections et surtout par la diffusion de la version courte sur Canal +, Rémi peut maintenant envisager de trouver un distributeur dans le circuit " salles art et essai " pour une sortie nationale… Mais pour cela il faut gonfler le film en 16 ou 35 mm, une opération très coûteuse… En 1996, Rémi reçoit une commande de l’équipe de L’Œil du cyclone : réaliser un film sur le Super-8 en Super-8 (" Le Super 8 n’est pas mort, il bande encore ", diffusé en juin 1996). Comme d’habitude, Antoine aide Rémi à construire et déconstruire le film, cette fois-ci en fonction des directives des directeurs artistiques. Grâce à l’argent qu’il vient de gagner, Rémi réalise enfin le gonflage d’Omelette, qui peut sortir en salles.
En 1997, Rémi signe avec Gérard Vaugeois des Films de l’Atalante qui sort le film le 14 janvier 1998. Les succès publics de Omelette et de Les Yeux brouillés sont réduits (respectivement 5800 et 2900 entrées), mais chaque film recueille de nombreux échos positifs dans la presse, surtout Omelette : " Omelette est sorti à la mi-janvier alors qu'il était déjà un film-culte dans les milieux d'avant-garde. (...) " décrit Jean-Paul Combe dans Bref, en octobre 1998, qui n’hésitera pas à décrire la sortie du film comme l’ " l’événement de la décennie "... Certains ont mis l’accent sur l’originalité du film : " Le premier ‘coming out’ en direct de l’histoire du cinéma..." (Olivier Séguret - Cosmopolitan - février 1998). Si la majorité des observations portent sur les qualités d’émotions du film (Télérama et Studio magazine : " un film poignant " ; Ciné-Live : " bourré d’émotions "…), certaines saluent la distance critique et l’intelligence de la mise en forme. Les Inrockuptibles insistent sur la construction dramatique du film, la rapprochant de celle d’ " un film narratif classique ". Télérama qualifie le travail de Rémi Lange d’ " audacieux ", Ciné-Live parle d’un " petit bijou d’intelligence "… Rémi a été invité à parler de son film, d’abord sur France 2, le 28 janvier 1998, par Bernard Rapp dans son émission Le Cercle du cinéma, puis sur Canal +, le 17 février 1998, dans la mythique émission Nulle part ailleurs. À cette occasion, Alexandre Devoise n’a pas hésité à rappeler que " le propos de Rémi Lange avait été apprécié et relayé par la presse et la télévision comme quelque chose d’assez nouveau "…
Après la sortie de Omelette, dopé par cette reconnaissance de la part de la critique, Rémi commence avec Antoine (qui donne maintenant des cours d’histoire de l’art à la fac et en musicologie) l’écriture d’un scénario, Comment faire un enfant à Françoise Létoile: deux jeunes hommes vivent ensemble. L’un d’eux, qui réalise un journal filmé en numérique, désire trouver une femme pour faire un enfant. La difficulté est alors de trouver une femme qui accepte à la fois d’être filmée et de faire le bébé… en même temps. Le couple s’adresse à une comédienne connue du grand public… qui accepte à condition que le film soit tourné en 35 mm… Les difficultés commencent… Rémi et Antoine envoient le scénario à la chanteuse Lio qui, aussitôt après l’avoir lu, s’empresse de les appeler pour leur annoncer qu’elle désire le rôle de Françoise Létoile. L’histoire est réadaptée en fonction de la personnalité de la chanteuse, et son titre devient Comment faire un enfant à Lio… Le scénario reçoit le prix Emergence, Université d’Éte du Cinéma, ce qui permet à Rémi de réaliser une maquette d’une séquence du film, où il joue avec Julie Depardieu…
Rémi reçoit un coup de téléphone de Canal +, qui désire diffuser Omelette. Nicolas Boukhrief qui s’occupe de Mon Ciné-Club, a été séduit par le film. Il fera, le 19 avril 1999, lors de première diffusion télévisuelle du film, un éloge dithyrambique d’ Omelette : " Un premier film qui ne ressemble en rien aux premiers films sortis ces dernières années en France. Et pour cause : tourné en Super 8, avec le plus petit des budgets qu'on puisse imaginer, Omelette nous rappelle que le cinéma est affaire d'idées avant d'être affaire de moyens (...). Alors si Omelette appartient à un genre rarissime au cinéma, le journal intime, sa structure s'apparente presque à celle d'un thriller. Rémi Lange a une arme du crime, sa caméra, des victimes, sa famille, et se débrouille pour qu'il y ait un rebondissement à peu près tous les quarts d'heure (...). C'est parfois agaçant, souvent touchant, et par dessus tout très encourageant pour ceux d'entre vous qui rêvent de mise en scène... C'est que Rémi Lange nous démontre, bien avant les cinévidéastes de la bande de Lars von Trier, que, un premier film, quel que soit le support, le format,le budget ou le style, est avant tout affaire de passage à l'acte. Celui de Rémi Lange me paraît réussi et original. "
Après la diffusion du film sur Canal+, la commission cinéma du Centre Pompidou décida d’acheter Omelette, qui entra alors dans la collection permanente du Musée national d’art moderne.
Fin 1999, Rémi Lange tente d’inscrire ses deux longs métrages dans un travail plus global sur le " je " et ses corrolaires : le vécu et le corps définis en termes d’échanges. Son but n’est plus seulement d’échanger des morceaux de vie par l’intermédiaire de films-journaux-narratifs-classique-grand-public, il s’agit alors d’échanger des morceaux de corps.. Rémi aimerait faire avec Antoine ce qu’ils s’amusent à appeler de l’art transcorporel. Ceci impliquerait des actions concrètes : Rémi vit ce que vit Antoine, le corps de Rémi remplace le corps d’Antoine, et vice-versa. La référence majeure de Rémi est la Messe pour un corps de 1969 où Michel Journiac, que Rémi rencontrera en 1994, artiste corporel, a fait communier des gens avec du boudin fait avec son propre sang. Par l’intermédiaire d’actes chirurgicaux, Rémi avance l’idée de donner des morceaux de son corps, mais aussi recevoir, en échange, en même temps, des morceaux d’un autre corps. Le premier échange de corps symbolique doit se faire avec Antoine Parlebas, la personne qui lui est la plus proche au monde. Si la technologie le permet un jour sans mettre le corps en danger, Antoine et lui aimeraient :
- s'échanger leur sang en reliant leur corps à un cœur artificiel (transfusion) ;
- s'échanger deux côtes basses (transplantation).
Mais avant, ils veulent commencer par un échange corporel symbolique qui lui leur semble réalisable immédiatement, c'est-à-dire sans aucun effet dévastateur pour le corps, juste avec l'aide technique d'un dermoplasticien spécialisé dans les technologies de pointe du piercing : faire réaliser des implants sous cutanés un peu spéciaux : implanter dans le corps de Rémi une capsule en téflon contenant un morceau du corps d'Antoine (son sperme, son sang, un cheveu ou un morceau d’os)... et en même temps, implanter dans le corps d'Antoine une capsule en téflon contenant un morceau du corps de Rémi... Chacun devient le reliquaire vivant de l'autre. " Je t’ai dans la peau tu es dans ma peau " aime répéter Rémi. Transfusion, transplantations... Rémi lange est Antoine Palerbas, Antoine Parlebas et Rémi Lange. Malheureusement (ou non !), l’échange de corps via des opérations chirugicales n'est resté qu’au stade du papier. Compte tenu des complications rencontrées pour réaliser leur capsule en téflon, Rémi retourne à des activités qu’il connaît bien : la réalisation de films… Mais cette fois-ci, le ton va radicalemant changer…
LE RETOUR AUX PLAISIRS DE L’ADOLESCENCE
Grâce à l’argent gagné de la diffusion sur Canal +, Rémi s’équipe de la machinerie nécessaire à la réalisation de films en numérique. Avec la caméra mini-DV, il désire retrouver la liberté de créer perdue avec la disparition de la Super 8 sonore en 1996. Le premier projet qu’il veut réaliser est un film sur l’homosexualité maghrébine. Rémi prévoit de mélanger une histoire d’amour fictive à des séquences documentaires : des séquences de véritables interviews d’homosexuels maghrébins, des images d’archives... Le rôle principal est écrit en fonction de la personnalité de Halim, un jeune algérien qu’il a rencontré sur un lieu de drague homo à Paris, avec Antoine… Il commence par réaliser une longue interview de Halim… Mais très rapidement, le jeune homme lui fait comprendre qu’il ne désire pas continuer le film, à cause des répercussions que le film pourrait avoir sur sa vie privée.
Le projet reste en suspens, jusqu’au jour où Rémi rencontre Karim à une Gay Tea Dance Beur… Comme le garçon danse d’une façon très sensuelle, Rémi pense qu’il sera bon comédien. Karim, après avoir vu Omelette et Les Yeux brouillés, accepte. Rémi s’empresse de réécrire son projet en fonction de la personnalité de Karim. Un simple texte de trois pages (alors intitulé Karim et les garçons) est proposé à Karim qui est prêt à se lancer dans l’aventure. Le tournage commence fin mai 1999. Le réalisateur aménage des plages de travail en fonction des emplois du temps de ses acteurs non-professionnels, tous occupées à des emplois divers. En faisant le film, Rémi réalise sa première fiction, son premier film non-autobiographique. Pour lui, c’est un essai : il veut apprendre à mettre en scène tout en laissant une grande place à l’improvisation ludique. Son but est de réaliser, un peu comme Omelette, un film militant (l’homosexualité est encore un véritable " problème ", aussi bien au Maghreb que dans les banlieues françaises), mais qui ne soit pas didactique. Maintenant, il veut aussi se faire plaisir en faisant du cinéma : raconter une belle histoire d’amour en présence de comédiens qu’il aime bien et qu’il trouve beaux, drôles, ou intelligents… Le tournage se termine en juillet 1999. En août, Rémi commence avec Antoine le montage des 20 heures de rushes.
Très vite, il reconstruit son histoire d’origine (de quelques pages) en fonction des moments que lui ont offerts les comédiens et qui n’étaient pas prévus sur le papier. Certaines scènes sont incompréhensibles. Il demande alors à Karim de tourner de nouvelles scènes, au mois de septembre 1999 (dont celle de la dispute avec Sihem).
C’est à cette période-là qu’ont été enregistrées de nombreuses voix-off dont la plupart seront abandonnées dans le montage final... En septembre, le montage est interrompu par une bonne nouvelle : Les Yeux brouillés vient d’obtenir une aide pour un gonflage en 35 mm. Après la post-production de ce film, et sa sortie en juin 2000, Rémi et Antoine reprennent le montage de Karim et les garçons en juillet 2000. Rémi et Antoine reprennent le montage de Karim et les garçons en juillet 2000. Après plusieurs versions (de deux heures dix et une heure trente-sept) Le film est enfin terminé début octobre 2001: il s’appelle désormais Tarik el hob. Le film est présenté aux festivals gays et lesbiens de Tours, Lille et Paris...
En 2002, Tarik el hob est projeté dans de nombreux festivals gays et lesbiens européens, mais aussi à Sao Paulo, dans le cadre du festival Mix Brazil.
En 2000, Rémi participe au tournage, en tant que " chef opérateur ", du film de Sophie Blondy L’Homme que j’attends. Sophie, que Rémi connaît depuis 1990, vient de sortir un film en salles, Elle et lui au 14è étage, avec Guillaume Depardieu. Comme elle désespère de ne pouvoir trouver l’homme de sa vie, Rémi lui propose d’en faire un film… Pendant plusieurs mois, il suit son amie avec sa caméra… Après le tournage de ce film, Rémi apprend une mauvaise nouvelle. Le scénario Comment faire un enfant à Lio a essuyé le refus de la commission plénière du CNC, malgré ses prix (Aide à l’écriture de la Fondation Beaumarchais, Aide à la réécriture de la Région Franche-Comté). Rémi entre dans une période noire…
Un jour, ayant repris ses esprits, il appelle Annie Alba, une amie de sa mère qui vit à Aix-en-Provence, avec laquelle il a sympathisé… Annie est une femme très très forte, qui souffre de son physique mais qui, à table, lors des repas bien arrosés , fait rire tout le monde… Rémi lui propose d’incarner le rôle d’une tueuse psychopathe. Il la prévient d’emblée qu’il jouera avec son physique… Annie accepte, à la grande joie de Rémi qui retrouve des forces immédiatement. Il se dit alors qu’il a perdu beaucoup de temps à essayer de faire du cinéma en 35 mm, qu’il faut rattraper ce temps perdu en faisant au plus vite un nouveau film en DV. Maintenant, il ne veut plus se " prendre la tête " en essayant de faire des films d’auteurs... Il n’a plus qu’un mot d’ordre : le plaisir… Il veut désormais allier le ludique à l’humour pendant le travail. Abandonnant définitivement le côté sérieux de l’autothérapie de ses journaux filmés, il veut maintenant s’amuser avec ses amis en faisant du " cinema-bis " fauché… Sa nouvelle ambition : devenir le Ed Wood du cinéma français !
Pour commencer, il va faire un pastiche de film d’horreur, réalisant ainsi le film qu’il aurait aimé adolescent, alors qu’il était fan d’effets spéciaux et de films. Le tournage, qui se déroule sur deux jours dans la vieille maison provençale où habite sa mère et son beau-père Maurice, se passe à merveille. Le mari de la femme est joué par Francis Pierre, un ami de sa mère, qui buvait beaucoup, et qui n’a pas non plus un physique facile au regard des considérations esthétiques de notre société. Le film, au début, est un court métrage qu’il teste en le projetant à ses amis. La réaction étant on ne peut plus positive (les gens sont dégoûtés par la noirceur qui se dégage de la relation entre les personnages principaux), il décide de continuer l’histoire, et le tournage reprend au mois d’août 2001.
C’est Antoine, qui connaît bien Annie, qui incarne le rôle du deuxième amant de la grosse tueuse.
Le film, qui s’intitule Mes parents (un titre clin d’œil à la période journal intime), est terminé en janvier 2002 pour l’ouverture du dixième festival Désir… désirs de Tours qui en fait immédiatement son coup de cœur : " Un film choc. Rémi Lange pastiche les films d'horreur pour notre plus grand plaisir. C'est terrifiant et drôle à la fois. On est en permanence de l'autre côté de la raison, dans un monde fou qui a ses propres lois (...). On rit beaucoup malgré le malaise que provoquent en nous certaines scènes sadiques. Enfin, la très forte présence physique des acteurs y est pour beaucoup dans la réussite de ce film. À ne pas rater. " (Les Carnets du studio). Les réactions sont positives même si la plupart des gens trouvent le film trop trash, trop gore. " On a été servi côté trash par le dernier né de Rémi Lange (...). 'Mes parents' est une pure fantaisie gore (...), néanmoins il y a là suffisamment de folie queer pour amuser " (Illico, 28 novembre 2002). Malgré tout, le film reçoit le Prix Comtesses des Flandres au festival Question de genre à Lille en novembre 2002. Après cette date, les bonnes critiques commencent à fleurir, de ci, de là… " Un OVNI, une sorte de David Lynch provençal. " (programme du Festival du Film Gay et Lesbien de Paris). " Mes Parents me fait presque jouir : c'est queer, délicieusement gore et anti-famille, ça fait mal et c'est bon ! " (Madame H, Illico, 26 décembre 2002).
En décembre 2002, Joëlle Matos de Canal + propose à Rémi et Antoine de réaliser un court-métrage dans le cadre de l’émission Galaxy Gay 3000. Ce sera L’Invasion des pholades géantes, un petit portrait cynique du milieu gay en forme de documentaire animalier pseudo-scientifique. C’est Antoine qui en a eu l’idée, en découvrant la pholade dactyle, un petit mollusque au siphon polysensoriel qui vit dans les trous…
Tarik el hob, est présenté durant toute l’année 2003 dans de nombreux festivals gays et lesbiens, et reçoit à cette occasion, en 2003, le Jury Award for Best Feature Film au Festival de Seattle et le Freedom Award au festival Outfest de Los Angeles. Tarik el hob sort en France (juin 2003, en dvd), en Israël (octobre 2003), aux USA (janvier 2004)...
RÉACTIONS DE MES AMIS (LES RÉACTIONS DE MA FAMILLE SE TROUVENT DANS LE JOURNAL D'OMELETTE).
Bénodet, le 19/11/93
Cher tous deux,
je saisis un instant de cette matinée pour vous écrire le plus rapidement possible, après ces quelques jours passés ensemble... car j'ai le sentiment que plus j'attends, moins ce que j'écrirai sera fidèle à mes sentiments.
Je ne pense d'ailleurs pas pouvoir vous exprimer l'émotion ressentie pendant ces quelques jours, par l'écriture ou la parole. Cela a été trop fort, trop bouleversant.
Nous nous sommes quittés depuis deux jours seulement et déjà à la première minute, lorsque je n'ai plus aperçu Rémi, j'avais déjà cette sensation de vide, de déchirement, de regret peut-être aussi, car je n'ai pas pu et
su vous dire à quel point je vous respecte et à quel point je vous aime.
Avec le recul, je me dis que peut-être cette émotion qui m'habite encore à la seconde où j'écris reste intacte, car les mots maladroits qui avaient été prononcés ont été tus et que seuls les gestes et les regards ont parlé.
Un petit mot Rémi, pour te dire qu'à mes yeux, ton film est le plus bel hommage que tu pouvais rendre à Antoine.
Et, Antoine, une devinette : connais-tu la formule préférée de Rémi, alors petit garçon, qui était (et disait à mon attention):
"Mon Antoine chéri, adoré, des doigts de pieds à la cocotte minute" !!!
Je vous aime fort tous les deux,
Luce
Bénodet, le 12 novembre 1993
Cher Rémi,
après ce départ un peu précipité, je t'écris quelques mots pour vous remercier de ce séjour passé en votre compagnie. J'ai été très content de la surprise de Blevy. Blevy est un endroit un peu magique qui me laisse toujours d'agréables souvenirs. On se connaît peu, mais déjà, j'ai constaté que tu es plus décontracté, plus ouvert.
L'absence d'Antoine aux réunions familiales devait te contrarier.
On s'est incrustés chez toi, un peu dans ton intimité. J'espère que tu ne nous en veux pas ! Ce séjour passé à Tours m'a servi pour vous apprécier et me faire une excellente opinion sur votre union.
Pour être franc, je craignais qu'elle soit superficielle (ce ne sont que des craintes très personnelles, une opinion sans fondement). Donc j'ai été très heureux de constater le contraire : même si vous n'êtes pas démonstratifs, il y a des signes qui ne trompent pas. J'ai été très touché d'être un des deux privilégiés qui a pu regarder ton film, ton histoire, votre histoire. J'ai bien aimé que tu présentes ton homosexualité, non pas en disant: "je suis homosexuel", comme une chose sur laquelle tes interlocuteurs n'auraient rien à dire ou à penser, mais, en étant naturel, en annonçant ton amour pour un garçon,
et ce, depuis trois ans.
Je suis ravi pour vous que cela se soit bien passé, et que, par chance, tes parents n'ont pas de foutus principes qui auraient pu vous faire très mal et vous nuire par la même occasion. En ce qui me concerne, l'annonce de ta relation avec un garçon ne m'a pas touché de la même façon que quelqu'un de ta famille, c'est certain. Mais ma démarche critique (qu'elle soit positive ou négative) reste la même pour les deux sexes. C'est-à-dire, quel que soit le sexe de la personne que tu aimes, c'est la personne que ton cœur a choisie, pour vivre des instants précieux, et je le respecte. Sache que tu me fais partager des grands moments d'émotion. Ces moments de sincère amitié me vont droit au cœur et je suis très sensible à ta confiance.
A bientôt,
je vous embrasse tous les deux.
Philippe
P.S. Bientôt la chambre et la salle d'eau du RDC seront terminées. On sera très heureux de vous recevoir dès que vous le pourrez pour quelques jours et on tient à ce que vous soyez nos invités. Antoine pourra amener ses petits chevaux ! See you soon.
Février 1994
Rémi,
il est si facile de critiquer un film... Mais le tien. Déjà deux fois qu'on le regarde et toujours rien à dire ! On y aime cette vérité cachée derrière ces masques de pudeur et même si l'on ne croit qu'à moitié à ces mots venus trop facilement, on se laisse vite prendre aux sentiments d'amour qu'ils trahissent. Ta famille ressemble un peu à la mienne. C'est terrible les secrets des adultes, parce qu'un jour on s'aperçoit que nous leur avions donné l'image de la "vérité absolue", eux qui nous apprennent à ne pas mentir, à ne pas tromper, à ne pas voler. Lorsque ce jour arrive et que la famille apparaît, qu'il est dur alors de retrouver ses repères et peut-on savoir encore qui l'on est. Ton film est riche dans la diversité des émotions qu'il procure. Parfois on n'a pas du tout envie de rire et quelque chose se déchire, puis juste après on a envie de dire comme ceux devant la caméra : "c'est pas grave !" et l'on rit des blagues d'Antoine, qui tout à tour amuse ou émeut par sa maladresse à vouloir à tout prix cacher ses sentiments. Finalement, c'est un film qui joue à cache-cache. Les gens mentent peut-être comme tu le dis mais ils n'en sont que plus criants de vérité et de sincérité à mesure que la pellicule avance. Ils nous ont sûrement fait plus de mal en nous dissimulant la vérité et commis plus d'erreurs à trop protéger, à se protéger, car c'est surtout eux-mêmes qu'ils cherchent à protéger. Mais restons modestes, comment serons-nous, quelle sorte de parents ? Ni meilleurs, ni pires, j'imagine... On les aimera et ce sera déjà ça. Et finalement dans ton film il y a tant d'amour...
Je t'embrasse
Karine
Février 94
Rémi... Il est bien difficile de revenir sur un film... de tourner autour sans le perdre et surtout sans se perdre soi-même... Je ne voudrais pas être trop analytique... mais c'est souvent plus fort que toute cette déformation... Cependant l'impression... oui déjà s'en tenir à l'impression et ne pas paraphraser ce que tu as voulu montrer... transmettre... L'OMELETTE semble se faire à trois niveaux de cuisson... Drame personnel, bouffonnerie individuelle, sensibilité collective... En visionnant les images, en entendant tes sons, est arrivée la peur d'un trop plein de narcissisme... d'un apitoiement vulgaire car vulgarisé... Et puis non, tout glisse sans lourdeur, tout ne tourne pas uniquement autour de l'homosexualité... et c'est peut-être parce qu'il y a "maux" et "sexualité" dans "homosexualité" qu'il aurait eu un paradoxe de ne pas parler à tous de ton homosexualité... Là se trouve la sensibilité collective... elle se visse au regard du spectateur comme une source hydraulique de renvoi masturbatoire... En fait, masturber son sexe ou celui d'un autre (ou d'une autre) n'en revient qu'à masturber son propre esprit... ça, c'est le drame personnel... l'homme n'est pas prêt de s'en détacher... et par quelques scènes, ton film retourne comme une claque en pleine figure une sensibilité collective... elle ne se manifeste pas forcément par la tolérance, elle peut être brutale, mais lorsque je vois ta mère ne pas quitter le journal des yeux quand elle apprend ce qu'elle doit apprendre, ressort alors l'impression d'une tolérance forcée... L'individu a peur de passer pour un réactionnaire... Quant à la bouffonnerie, elle devient plus cinématographique, mais une bouffonnerie de genre, sans péjoration du terme employé... Il suffit d'avoir aimé "Mourir à trente ans", et "Lettre pour L", de Romain Goupil, pour aimer "Omelette" de Rémi Lange. Finalement, l'esprit n'est pas éloigné de "Nez-de-pied", seul le fond a changé, mais ce fond me paraît davantage adapté à ta personnalité que cette fonctionnalité scénaristique qui n'a rien à voir avec le cinéma... Mon intime conviction est là, mais malgré tout j'écris encore des histoires que je raconte autrement une fois les images montées... Continue dans cette voie, il y a tant de rails et de trains dans ton film, qu'une arrivée en gare de la Ciotat m'a aussi fait revenir vers les primitifs... oui, continue !... certainement en montrant dès à présent autre chose car comme disait André Gide : "en art, seule la forme compte"... Maintenant il y a aussi tous les autres... on ne doit surtout pas les ménager... Le cinéma, l'image, le son, c'est comme tout, on récolte ce que l'on s'aime !
Tiburce
PS : voici les K7. Celle de "NOS AMOURS RETARDATAIRES" est une copie de travail, donc à considérer comme telle (...). En ce qui concerne le C.N.P., il pourrait y avoir un débat portant sur "l'esthétisme de l'image au service de la narration". Qu'en penses-tu, et surtout qu'en pensent-ils ?
"Que dire d'un film qui nous met mal à l'aise ?
Tu déranges, tu nous déranges dans notre
manière de réagir, de penser...
Sujet tabou dans l'intimité d'une famille, on
est mal à l'aise. C'est peut-être ça le bon
cinéma.
Pascal, le 17 mai 1994"
"Quel choc ton film... non pas au niveau des
révélations mais des émotions. On ressort
avec une boule dans la gorge et les larmes
dans les yeux. Ce que j'apprécie le plus,
c'est ton propre courage, ta vérité,
ta fragilité. Bravo aussi
à Antoine. Qu'il est drôle, simple et
naturel.
Cela fait vingt-cinq ans mon petit Rémi que je
t'aime comme un frère et ça n'est pas près de
cesser.
Quoi qu'il puisse arriver, rien ne pourra
étouffer l'Amour que j'ai pour les Lange.
Je te souhaite bonne chance pour la suite de
ta carrière cinématographique mon petit Rémi
adoré. Et si j'osais...
Amour, tu m'aimes toujours ?*
Françoise
* Phrase extraite d'une chanson de Téléphone que
j'avais l'habitude de chanter : "Alors amour, tu
m'aimes toujours ? Oh mon chéri, pas tous les
jours. Je veux faire l'amour, je veux vivre
amour..."
"Cher tous deux,
personne ne reste indifférent à tant
d'émotions, surtout pas moi. Des
protagonistes attendrissants qu'on aimerait
entourer de son affection.
Philippe"
"Que d'émotion, et quelles émotions !!
Que je l'aime ma famille...
Tendresse à tous les deux.
Luce"
Réaction de ma grand-mère, début septembre 1994, juste après la vision du film (extrait de LES ANGES DANS NOS CAMPAGNES) :
"- Qu'est-ce que tu en penses, là ?
- Il est très bien, il est bien. Tu racontes ta vie, tu t'es défoulé, tu as dit tout ce que tu avais sur le cœur, maintenant tu dois te sentir bien. Tu revis en somme. Parce qu'autrement tu étais coincé. Je sentais qu'il y avait quelque
chose qui n'allait pas, que tu avais besoin de dire, de t'épancher, de te soulager de quelque chose qui te gênait, quoi.
- Et tu crois que ça peut servir à quelque chose le film ?
- A ouvrir les yeux à beaucoup de personnes et non seulement ça, à dire ce que l'on pense et à rien ne se cacher. C'est pas la peine de cacher les choses de toute façon. On se fait du mal à soi-même, et ça n'avance à rien."
-Carte de Noël 1994 reçue des mains de Pierre et Josette, parents de Luce :
Bravo ma puce pour ce courage que tu as dû montrer afin de réaliser ce film. C'est super ! Laisse les esprits chagrins et rétrécis de côtés. Pour nous, c'est très bien accepté parce que... tu sais quoi ? On t'aime très fort.
Josette & Pierre
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Site de Rémi Lange : remilange.blogspot.com/
L’histoire d’Omelette commence en mars 1990. Le 10 mars 1990, je rencontre Antoine Parlebas, qui me fait découvrir l'art en général, et qui devient vite ma muse, ma source de références... En décembre 1991, tenaillé par la peur d'attraper le sida et de mourir avant d'avoir laissé une vraie trace artistique - le frère de mon meilleur copain de lycée venait de mourir et je venais de lire les derniers livres d'Hervé Guibert- je me mets à enregistrer d'une façon ou d'une autre ce qui m'arrive. Je prends un papier et un crayon, et commence à retranscrire faits et gestes au jour le jour. Je choisis aussi un matériau, inconnu pour moi, afin de capter au plus près ma réalité que je ne veux plus voir couler entre mes doigts : le son, par l'intermédiaire de mon téléphone-répondeur, branché sur ma chaîne hi-fi pour enregistrer le son des conversations... Dès ce moment, je savais que mon journal serait constitué d'au moins deux matériaux, l'écriture et l'enregistrement des voix, ou, si vous préférez, qu'il y aurait dans ma vie à la fois le journal écrit et le journal sonore. Un jour de janvier 1992, désirant apprendre à faire des images de cinéma, j'achète au photographe d'en bas de chez moi une vieille caméra Super 8, une Minolta je crois. Dans les mois qui suivent, j'essaie d'apprendre à voir en lisant des livres sur le cinéma expérimental, l'art contemporain que me conseille Antoine. Je découvre, par des écrits donc, l'existence de l'art corporel de Michel Journiac et de Gina Pane, puis le travail photo(bio)graphique de Sophie Calle et de Christian Boltanski. Mais les œuvres qui m'intéressent sont difficiles d'accès, il m'est presque impossible de me confronter matériellement à elles, de les voir autrement que par des reproductions... En décembre 1991, la diffusion à la télé du film d'Hervé Guibert La Pudeur ou l'impudeur, est un choc pour moi : la vision du corps squelettique du corps de l'auteur que j'admirais, comme un coup de pied dans le cul, me presse à agir vite; je sais que, tôt ou tard, je vais entreprendre de faire de ma vie non plus un " livre ", comme je l’avais écrit dans mon journal de 1983, mais un " vrai film "... Une intuition qui sera confirmée par la vision d'un autre journal intime, lui aussi diffusé à la télé : Silverlake Life, A view from here, où un homme filme en direct la mort de son amant... En novembre 1992, à la Galerie Nationale du jeu de Paume, l'exposition Désordres me fait découvrir trois œuvres d'artistes qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorexic, 1987, conçue par Jana Sterbak, me donne moi aussi envie de montrer ma chair à vif. Mais c'est surtout la vision de Walden (1969), le premier journal filmé de Jonas Mekas, et de The Ballad of Sexual Dependency (1982-1992), un diaporama de Nan Goldin, qui me donnent réellement envie de reconstruire ma vie au travers de l'histoire de l'autre, de son vécu... Ce n'est qu'après avoir découvert l'existence de la caméra-stylo de Joseph Morder (et des différents épisodes de son monumental journal-filmé en Super 8 sonore dont Un Chien amoureux) puis celle de la caméra cachée d'Abbas Kiarostami (Close up), à la fin de l'année 1992, que j'ai pris la décision ferme et définitive d'associer à mes deux précédents journaux, l'écrit et le sonore, un troisième journal : un journal filmé. Débarrassé de mon mémoire de maîtrise d'anglais sur Terry Gilliam, pressé par le ministère de la jeunesse et des sports qui m'a alloué une bourse défi-jeunes en juin 1992 pour faire mon premier film, je passe à l'acte le mardi 2 mars 1993. Je mets une cartouche Super 8 sonore dans le ventre de ma caméra, et je donne naissance à ce qui va devenir les premières images de mon journal filmé...
LE SUPER-8.
Pourquoi le Super-8, pourquoi pas la vidéo vous allez me demander... Il est vrai qu'avec la caméra vidéo VHS que je m'étais achetée, j'aurais pu filmer tout le temps, presque à l'insu des gens (la caméra vidéo ne fait aucun bruit), et à un coût très bas. Je n'aurais pas été dépendant de cette lumière artificielle si difficile à modeler... Mais cette caméra VHS était vraiment trop volumineuse, trop lourde. Puis je trouvais la vidéo trop nette, trop propre. Je recherchais un format qui ressemblait à mon corps : fragile, plein de " défauts ", tantôt net, tantôt pas net, en tout cas jamais en bonne forme. A l'aspect lisse, policé de la vidéo, je préférais me mettre dans la peau rugueuse du Super 8, avec ses gros grains, ses poils collés. Le Super 8 est à une échelle humaine, rejette la pureté. En Super 8, il faut faire vite. Je pensais que les gens que j'allais faire parler devant ma caméra, sachant que je tournais en Super 8, prendraient conscience qu'ils n'auraient qu'un laps de temps très court (deux à trois minutes) pour se vider, pour évacuer... Le Super 8 les obligerait à exposer sans trop réfléchir, et de façon concise, ce qu'ils auraient à l'intérieur. Avec le Super 8, je voulais entraîner mes proches dans ma course contre le temps liée à la peur du sida : en Super 8 le temps est compté, comme mon temps à moi. Enfin, surtout, ce que je voulais peut-être inconsciemment en tournant en Super 8, c'était retrouver le souffle des projections des films de famille, ceux que mon père faisait en 8 mm quand j'étais petit, ceux qui nous donnaient l'impression d'être une famille unie, lui, ma mère, ma soeur et moi...
MES AMBITIONS.
Si j'écrivais mon journal intime, si j'enregistrais mes conversations téléphoniques, c'était avant tout pour moi, pour occuper mon temps, pour laisser une trace de moi, pour faire quelque chose de ma vie, comme beaucoup de diaristes d'ailleurs. Mais dès le moment où j'ai pris ma caméra Super 8 pour filmer ma vie, j'ai voulu que mes images soient projetées et diffusées au grand public. Dès le départ, je faisais mon journal filmé dans l'optique que les images soient un jour diffusées à une grande échelle... Mon projet au début des années 1990 était de réaliser des films-échanges de vie : il fallait créer une sorte d'échange, par l'intermédiaire d'un film, entre ma vie, celles de mon amant, de mes proches, des spectateurs inconnus.
A l'époque, militant pour un art populaire dans un cinéma de Tours, mon ambition était de casser les frontières entre cinéma expérimental et cinéma industriel : je voulais tirer l'un vers l'autre de telle sorte qu'ils se confondent. J'avais à cette époque la prétention de m'inscrire dans l'histoire du cinéma expérimental en inventant une nouvelle forme de film-journal : le film-journal-narratif-classique-grand-public. Je me suis donc documenté sur les films-journaux déjà existants, notamment ceux de Jonas Mekas. J'ai lu plusieurs livres sur lui . Je me suis souvenu des images de Walden...
J'aimais beaucoup la poésie de ses films, celle de l'homme, mais je ne me voyais pas faire un film-journal de plus de trois heures, comme Walden, dont le grand défaut pour moi est d'être, comme beaucoup de films expérimentaux, un peu trop long et élitiste. Désirant que le cinéma personnel soit un peu plus accessible, qu'il y ait un jour une sortie nationale du film-journal obtenu, désirant rencontrer un maximum de spectateurs, je voulais me démarquer des autres films-journaux existants... Je ne voulais pas faire une simple juxtaposition de morceaux de ma vie quotidienne, sans commencement ni fin, qui ne pourrait être comprise que par moi seul (qui peut comprendre les personnages qui apparaissent dans Walden sans une notice explicative ?), donc forcément égocentrique et nombriliste. Dès le départ, j'avais le désir ambitieux et mégalo de ré-inventer non pas l’amour mais le cinéma : non seulement le cinéma expérimental, mais aussi le cinéma industriel et commercial d'art-et-d'essai, en inventant le film-narratif-classique-où-tout-serait-vrai. Je voulais que le cinéma industriel s'intéresse à ma vie, à la vie des petites gens, au caractère unique et singulier de chaque individu, que certains appellent idiotie... Je voulais aussi bousculer l'esthétique systématique des films qui sortent en salles, secouer les industriels du cinéma en 35 mm, leur balancer une image Super 8, sale ou laide à leurs yeux : quand on monte en Super 8, on monte dans l'original, et ce qu'on voit, c'est de la pellicule rayée, tachée, pleine de poussières en tous genres... Je voulais casser la " bonne forme " du cinéma, trop " pure ", trop " propre " à mon goût, en gardant en mémoire cette phrase écrite par Jonas Mekas pour le Manifeste du New American Cinéma Group en 1960 :
" aux films bien faits, polis, cirés, reluisants mais faux, nous préférons des films rugueux, mal faits peut-être, mais vivants. Nous ne voulons pas de films roses, mais des films qui aient la couleur du sang ".
Je voulais montrer qu'une autre esthétique est possible, ni moins bonne ni plus mauvaise : l'esthétique des films de famille, avec ses surexpositions, ses sous-expositions, ses flashes d'images, son montage à la hache, ses changements brusques de mise au point, ses flous, ses tremblements, ses images qui sautent, ses bruits de micro...
Bien sûr, si je voulais que mon film-journal soit vu par le plus grand nombre, c'est parce que, dans un but militant, je voulais donner l'exemple d'une ouverture à l'autre. Ouvrir mon flux de conscience, montrer ce qu'on peut avoir à l'intérieur du crâne, les " marées de l'âme ". Oser tout montrer ce qui se passe là-dedans, le fond des pulsions, l'amour, la tendresse, les pulsions sexuelles positives mais aussi les négatives, les sadiques, les cruelles. Bref, les pulsions de mort comme les pulsions de vie. Les mettre toutes sur le même plan, essayer d'analyser de l'extérieur, d'une façon clinique, comme un médecin-psychiatre, le pôle pulsionnel qui exprime la poussée des besoins corporels cherchant à se satisfaire. Essayer de faire éclater les interdits qui sclérosent bêtement, inutilement le corps... Je voulais donner à manger des morceaux de moi-même, à la manière de Michel Journiac qui avait fait communier des gens avec du boudin fait avec son propre sang (Messe pour un corps, 1969). J’avais en tête cette phrase de Gina Pane qui elle, ouvrait son corps avec des lames de rasoir : " Si j’ouvre mon corps afin que vous puissiez y regarder votre sang, c’est pour l’amour de vous : l’autre. "
Mon désir de me débarrasser de ce qui entravait mon corps était tellement fort que mon ouverture à l'autre s'est transformée en ouverture de l'autre...
J'ai voulu enregistrer l'éclatement des enveloppes hypocrites que portaient mes proches... En me libérant, j'ai aussi voulu libérer les membres de ma famille, libérer leurs maux, les faire parler, leur arracher les mots s'ils présentaient la moindre résistance (c'est pour cela que je suis un peu insistant avec ma sœur dans Omelette, ma sœur qui ne cesse de répéter " qu'est-ce que tu veux que j'te dise de plus ?"). Sachez que pour mon film, il n'y a eu ni interrogatoire de police, ni torture. Et, s'il y a eu " violence ", les rapports étaient consentants. Je ne veux pas avoir de maîtrise sur mon monde : je n'ai simplement aucune sorte de culpabilité " morale " vis-à-vis de ce que je demande à mes " acteurs ". J'essayais simplement de donner l'image d'une ouverture de soi réciproque, d'un échange possible entre deux êtres humains. Intégrer dans une forme symbolique d'échange -le film- des morceaux de leur existence, ceux qu'ils veulent bien me donner... (lettre du père dans Omelette). Valeur de transit, d'échange... Reprendre un terme anglais employé par les transsexuels : le transliving et l'appliquer d'une façon plus générale à ma conception des choses : passer d'une vie à une autre... Passer la caméra, la mettre entre leurs mains, me mettre à la place de leurs points de vue. Que mon journal devienne leur journal, que leur vie devienne ma vie, et vice-versa... Pour que l'échange soit possible avec d'autres personnes que mes proches, il faut que l'ouverture de soi puisse être accessible au plus grand nombre.
Echanger des morceaux de ma vie avec mes proches, mais aussi avec les spectateurs : je voulais casser la frontière entre eux et moi, l'écran de cinéma. Que ce miroir sans tain soit transformé en vitre transparente, traversée aussi bien par le regard des autres que par mon propre regard. J'avais l'intention de me filmer en train de les regarder en face, pour que l'expérience du film soit partagée dans les deux sens, qu'il y ait au moins un échange de regards... Je voulais les interpeller par mes mots, en leur parlant directement dans la bande-son du film, en leur disant " vous ". Mon projet de vie au début des années 90 allait dans le sens d'un échange de vies : il fallait échanger, par l'intermédiaire d'un film, ma vie avec celle de mes proches et des spectateurs inconnus...
LES PRISES DE VUES.
En mars 1993, j'étais enfin prêt à transformer la tranche de ma vie qui commençait en mon premier film-journal-narratif-classique-grand-public, calqué sur les règles canoniques d'écriture de scénario de fiction (exposition, nœud de l'intrigue, résolution).
Ce qui impliquait pas mal de choses dès les prises de vues...
De la mise en scène tout d'abord. J'ai mis en scène mes proches : il fallait que je donne aux spectateurs les informations nécessaires au démarrage du récit. Ainsi, par exemple, dans Omelette, si j'ai filmé ma grand-mère en train de parler de sa " cécité ", c'est pour faire un implant, selon les règles, c'est pour que le spectateur comprenne d'emblée dans l'exposition du film qui elle est, pour qu'elle devienne un vrai personnage de film, pour que je ne sois pas le seul à comprendre ses gestes et ses réactions. N'ayant jamais mis en scène, j'ai recherché des leçons de direction d'acteurs. En juin 1992, dans une interview donnée à l'occasion de la sortie de son film La Sentinelle, Arnaud Depleschin disait qu'il fallait toujours faire quelque chose aux acteurs. J'ai appliqué cette règle avec chacun des membres de ma famille, sans leur dévoiler toutefois le sujet de la conversation à venir, sans leur ôter aucune liberté, y compris celle de sortir du champ : j'ai fait mettre une perruque à ma sœur, j'ai fait faire des mots croisés à mon père, j'ai demandé à ma mère de lire un journal, à ma grand-mère de chanter La Java bleue...
Moi-même, je me suis mis en scène. J'étais réalisateur mais aussi acteur. Pendant les prises de vue, je me prenais pour un comédien professionnel tournant un " vrai film de Cinéma " : la veille de chaque aveu, je répétais mes dialogues à venir en les inscrivant dans mon journal écrit. La veille de la visite à ma grand-mère, le 17 avril 1993, j'inscrivais dans mon journal écrit : " Je vais d'abord lui rappeler ce qu'elle m'a dit à propos de la chanson de Fréhel, et je vais lui dire : tu sais, moi, j'ai pas une amoureuse, mais un amoureux. Mon amoureux, tu le connais, c'est Antoine ". J'avais mal appris mon texte, puisque le lendemain, le 18 avril 1993, pendant la prise de vue, je n'ai pas employé exactement les mêmes mots : " Tu sais, tu te rappelles, samedi soir, quand on écoutait Fréhel, tu m'as demandé si j'avais une amoureuse. En fin de compte, j'ai pas une amoureuse, mais j'ai un amoureux, et mon amoureux c'est Antoine... ". Je me rappelle aussi que j'avais prévu de lui dire la fameuse phrase : " C'est pas la troisième guerre mondiale de toute façon " que l'on entend dans le film, pour dégonfler la tension causée par l'aveu, pour insuffler une touche d'humour au film à venir.
Parfois j'appliquais les codes esthétiques du cinéma classique. Avec certaines personnes, je m'amusais à appliquer le fameux champ/contre-champ : je te filme, tu me parles; je te parle, tu me vois...
Pour que l'échange devienne un film-narratif-classique, il y avait aussi la nécessité de créer un problème. En effet, les " vrais " films de fiction, ceux qui sortent en salles, ne racontent pas en général du bonheur. Je gardais en mémoire, début mars 1993, le passage d'un livre de Pierre Jenn que je venais d'acheter, Techniques du scénario :
" c'est parce que l'homme heureux n'a pas d'histoire que les ouvrages dramatiques donnent naissance à des personnages confrontés à de véritables difficultés. Eugène Vale préconise que l'auteur interpose une barrière entre le héros et la réalisation de son but, car une histoire sans combat ne sera jamais dramatique."
Même si le film jouait avec les codes des formats dits " amateurs ", il ne fallait en aucun cas qu'il centre sa thématique autour du " privé institutionnalisé ", comme le fait le film de famille : il fallait qu'il montre autre chose que ces événements heureux qui ne concernent que toute la famille et dont on se souvient avec plaisir (fêtes, baptêmes, mariages, etc.). Il ne fallait en aucun cas que ma caméra Super 8 devienne la caméra du bonheur. Alors, comme " on ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses " (Patrice Chéreau), et que tout va bien pour moi (ou presque), il fallait que je provoque dans ma propre vie le malheur qui soit le moteur du récit, ou que j'aille chercher en moi ce qui peut faire obstacle à mon désir, à mes désirs...
Au début de l'année 1993, je me suis dit que ce qui pouvait poser problème était la révélation à mes parents de mon homosexualité... et d'Antoine que j'avais rencontré en mars 1990 et que je cachais dans mon placard depuis presque trois ans... Je me suis donc engouffré dans cette histoire dans le but de provoquer des problèmes, dans l'expectative de la réaction espérée négative de mes parents, celle qui justement pouvait faire obstacle. Ainsi, après avoir filmé pendant quelque temps des événements ordinaires, j'ai donc pris la décision d'annoncer à chacun des membres de ma famille, devant ma caméra, l'existence du "squelette de mon placard". Avec ce projet, je savais en plus que le spectateur allait inévitablement se poser la question : " comment les parents vont-ils réagir ? ", que le suspense allait donner au film l'allure d'un thriller hollywoodien...
La réaction de la première personne filmée -ma mère- ne fut pas celle que j'attendais mais elle me combla entièrement puisqu'elle causa réellement problème. En dévoilant son secret, elle aussi, elle me causa d'autres problèmes qui s'ajoutèrent à celui dont je venais de me libérer en partie, et qui, ô joie, alimentèrent le moteur de mon récit sur le point de patiner... Le récit allait maintenant carburer sec. Oui, avec ces nouveaux problèmes offerts par ma mère, je venais de faire le plein pour mon film... Il ne fallait en aucun cas laisser couler entre mes doigts cette matière noire, ce nouveau fiel, ce nouveau fuel indispensable à mon récit, il fallait tout enregistrer... Je me suis mis alors à noircir des pages et des pages de mon journal intime, à guetter les moindres discussions problématiques avec les membres de ma famille, enregistrant les flux méandreux et tourmentés de ma conscience secouée , grossissant démesurément sous le choc des problèmes qui n'existeraient pas sans le projet du film... Les problèmes étirés jusqu'au bout prirent fin le 20 août 1993, date à laquelle mon homosexualité ne sembla plus être un problème pour mes proches...
La fin des " malheurs " fut aussi la fin de mon récit : libéré des problèmes que j'avais provoqués, je n'avais plus rien à raconter... et je tenais enfin entre mes mains la matière principale de mon premier film... qu'il fallait alors mettre en forme au plus vite.
LE MONTAGE.
Le premier montage s'est fait en deux mois, septembre-octobre 1993.
Etant donnée l'optique grand public désirée, il était bien évidemment impossible que je montre mon journal filmé tout entier, les 59 bobines que j’avais tournées, c'est-à-dire toute la pellicule telle qu'elle est sortie de la caméra, brute, à chaud, comme le veut Mekas :
" Tenir un journal filmé (à la caméra) revient à réagir (avec votre caméra) là, maintenant, tout de suite. Si vous ne le saisissez pas maintenant, vous ne le saisirez jamais (...). Pour le saisir tout de suite, (...) (la Bolex) doit enregistrer la réalité à laquelle je réagis et elle doit également enregistrer mon état d'esprit (...) à mesure que je réagis. Cela suppose également que j'ai dû établir toute la structure (le montage) sur place, pendant le tournage, dans la caméra " .
Il était hors de question que je choisisse cette radicalité qui fait fusionner le journal filmé et le film-journal...que le journal-filmé soit le film fini.
Dans un premier temps, à partir des 59 bobines brutes, il a fallu faire un choix... J'ai donc laissé de côté toutes les scènes qui ne faisaient pas partie de l'histoire proprement dite, comme la réaction filmée de ma grand- mère après lui avoir montré les séquences d’aveux, et comme la bobine où j’offre une rose à Antoine le jour de son 31ème anniversaire.
Dans un deuxième temps, je n'ai gardé de mon journal filmé que quelques scènes tournées en direct. Mais la plupart d'entre elles on été retouchées, soit pour y inclure d'autres images, soit pour couper les temps morts. Seules les bobines de l'aveu au père et celles de l'aveu à la grand-mère restent intactes dans Omelette. Mon intervention ne s'est pas résumée à couper à l'intérieur d'une bobine, elle a aussi consisté à coller des sons nouveaux sur la bande-son enregistrée en direct, des sons qui pouvaient être une musique, un bruit de projecteur et bien sûr ma voix-off.
Dans un troisième temps, il a fallu que je reconstitue certains événements, que je tourne des scènes après coup. Cela est dû en partie au format choisi qui n'est pas un matériau facile.
D'abord, le Super 8 est un matériau qui coûte cher, je n'ai pas pu tout filmer pour des raisons d'économies, je n'ai pas pu appliquer l'équation caméra=oeil qui est normalement celle du journal filmé. J'avais tendance à ne filmer que les moments importants pour l'histoire, si bien que d'autres sont passés à la trappe : ceux qui, anodins au moment où je les vivais, se sont avérés finalement, au moment du montage, indispensables à la bonne compréhension des événements. La scène du petit déjeuner dans Omelette, par exemple, a été vécue mais non filmée, il a donc fallu la rejouer devant la caméra, plusieurs fois, comme pour un film de fiction, ce qui va à l'encontre de la tradition du journal filmé selon Jonas Mekas. Selon lui, le diariste s'attaque à une réalité qu'il n'est pas question de remettre en scène : revenir filmer plus tard équivaudrait à " reconstruire la scène, les événements comme les émotions ".
Il faut aussi rappeler que le Super 8 est un matériau moins pratique que la vidéo. Avec une pellicule Super 8 sonore 40 ASA on ne peut pas filmer n'importe où, il faut des éclairages qui empêchent de saisir rapidement ce que vous vivez, surtout dans un endroit public comme un café. Pour des raison purement pratiques, donc, j’ai dû reconstruire la scène où Antoine fait son one-man-show, celle où Philippe me parle des origines psychologiques de l’homosexualité. Par ailleurs les scènes de reconstitution existent parce que le projet de faire un film sur ma vie ne s'est pas passé comme je l'avais souhaité. La vie a pris le dessus sur le film, elle l'a écrasé pendant un certain temps. En effet, je me suis retrouvé pris à mon propre piège. J'avais provoqué des problèmes pour en faire un film, et, embourbé dedans, je suis devenu incapable de les injecter dans le moteur de mon récit, de garder ma caméra à la main tout le temps pour en noter leurs moindres répercussions... Si bien qu'après coup, trop occupé à me démêler de mon méli-mélo familial, j'ai dû rajouter certains plans sans grande importance mais nécessaires pour donner une facture de film-narratif-classique, pour mettre en place une narration efficace. Les plans où j'apparais en chair et en os, par exemple, ont été construit après coup pour permettre au spectateur de s'identifier à mon personnage. Avec le journal filmé, j'aurais dû choisir logiquement le procédé de la caméra subjective. Mais l'expérience a montré que dans le cinéma classique il faut toujours présenter le corps du héros avant de montrer ce qu'il voit pour que l'identification ait lieu. Il y a plein d’autres scènes reconstituées dans le film, à vous de les trouver…
En ce qui concerne mon journal sonore, je ne l’ai pas vraiment intégré au film. Les seuls morceaux utilisés de mon journal sonore pour Omelette sont les quelques minutes de la conversation téléphonique entre ma sœur et moi, discussion qui dans la réalité a duré plus d'une demi-heure. Ces bribes de conversation sont indispensables à l'histoire, car c'est par ces propos de ma sœur que l'on apprend les véritables réactions des membres de ma famille, des réactions qui posent problèmes a posteriori et qui font donc avancer le récit sans que le spectateur ne s'en rende compte. Les autres morceaux de mon journal sonore auraient été complètement inutiles au récit, à part peut-être pour l'effet comique... Inutile, par exemple, d’intégrer au film la conversation qui suit entre ma grand-mère et moi, le lundi 12 avril 1993.
-Bon alors tu as bien travaillé ?
-Ouais, enfin, bon, là j’suis en train de faire mon article. J’ai pas réellement envie mais enfin…
-enfin, tu vas peut-être finir par trouver des trucs…
-oui, ben j’espère ! Faut que je r’plonge dedans, c’est chiant.
–Alors tes parents sont bien arrivés… La chienne a vomi deux fois !
Enfin, même si mon journal sonore est celui qui est le moins présent dans le film, c'est celui qui prend le plus d'importance dans le projet initial du personnage principal de Omelette, c'est celui qui le fait atteindre son but : la quête (naïve) de la vérité. En effet, grâce à ce journal sonore, ignoré des membres de ma famille qui ne savaient pas que je les enregistrais à leur insu avec ma platine-cassettes, j'apprenais ce qui s'était passé entre les prises de vue, le choc causé à ma grand-mère, ses pleurs au téléphone, etc. Je découvrais que les réactions étaient faussées par la présence même de la caméra; que, face à une caméra, celui qui répond a conscience de le faire aux yeux d'un public virtuel... Face à la caméra les gens choisissent leur personnage, se mettent en scène eux-mêmes, et essaient la plupart du temps de se montrer sous leur meilleur éclairage, de paraître positifs, tolérants... Le journal sonore, en étant un équivalent peu onéreux de la caméra cachée, est devenu alors pour moi le journal numéro un, celui qui m'est le plus cher, celui qui frôle la vérité, qui me rapproche des gens.
Quant au journal écrit, c'est de lui que j'ai tiré la matière principale de Omelette, c'est lui qui constitue véritablement sa chair première. C'est après la déclaration de ma mère que je me suis mis à écrire, beaucoup, dans l'urgence, dans le but de ne rien perdre. Psychologiquement, ça m'aidait, bien sûr, de formuler par des mots ce que je ressentais, de mettre à distance ma douleur, mais ce que je voulais surtout faire, c'était développer au mieux les questions qui se posaient à moi, ne pas laisser s'évaporer l'essence même du récit à venir.... A force d'écrire et d'écrire, affairé à grossir mes problèmes, j'en ai oublié ma caméra. Dans un sentiment d'urgence, je n'avais pas le temps de tout faire : filmer, noter mes pensées et vivre en même temps ! Par exemple, j'ai oublié de me filmer en train d'écrire mon journal écrit, assis sur mon lit, dans ma chambre... scènes qu'il a fallu rajouter après coup, qu'il a fallu reconstituer juste pour pouvoir poser le texte que j'avais écrit, comme celle du bord de Loire pour le journal sonore... La voix-off de Omelette a été construite entièrement sur la base de mon journal écrit. Certaines phrases, entendues dans le film, en sont intégralement extraites, mais souvent, les phrases étaient trop longues, trop alambiquées, il a donc fallu les retravailler, les refaçonner pour les faire coller au tempo d'un montage vif et rapide.
Ainsi, le passage qui suit, intégralement extrait du journal, était intéressant mais trop long, il aurait ralenti le rythme.
" Papa, vu de dos, devant une fenêtre. Sur une table, un magnéto. Texte que je vais lire et enregistrer :
"Il va falloir faire vite. Tu vas peut-être être étonné que ce soit cette voix enregistrée qui s'exprime à ma place, mais là, en ce moment-même, si c'était moi qui parlais, je risquerais de ne pas trouver les bons mots. Alors voilà, je vais te dire ce que j'ai déjà annoncé à ma mère, ma sœur et ma grand-mère. Tu m'as rarement vu avec une fille, tu crois peut-être que je suis discret... Mes amours ne sont pas celles que tu crois... Enfin, en clair, je n'ai pas une copine, mais un copain. C'est un peu brutal mais il fallait bien crever l'abcès un jour. Comme avec maman, je voulais filmer ton visage en te révélant ça, mais je ne peux pas, et tu vas comprendre pourquoi... Quand je l'ai dit la première fois, maman m'a parlé de toi. Elle m'a avoué que toi aussi il t'était arrivé d'aimer un homme. Au début, j'ai été un peu perturbé. D'abord, en quelques secondes, je découvrais votre vie à tous les deux... et, par là même, je réalisais à quel point la barrière qui s'interposait entre toi et moi est absurde. Je découvrais tout ce à côté de quoi on est passés, tout ce qu'on a loupé. J'ai aussi été très perturbé parce que j'ai réalisé que filmer ton visage aurait pu te faire très mal, toi qui a toujours vécu caché. J'étais malade, rien qu'à l'idée de t'exclure de mon premier vrai film, toi dont les films Super 8 m'ont donné envie de faire du cinéma... Et puis j'ai trouvé la solution. J'ai décidé de te filmer le dos et de te donner le choix : Premièrement, si tu te retournes, ça voudra dire que tu m'acceptes tel que je suis, que tu t'acceptes toi-même, ça voudra dire que je pourrai enregistrer notre conversation. Deuxièmement, si tu ne veux pas te retourner, ça voudra dire que tu n'es pas prêt au dialogue, que tu n'es pas prêt à essayer de rattraper le temps que nous avons perdu. Alors maintenant libre à toi de te retourner ou pas. Dépêche-toi, car le temps passe vite, et je n'aimerais pas que tu te retournes quand tout sera épuisé, quand le film sera fini."
Passage résumé dans le film de la façon suivante :
" Pendant que je filmais le couple, un bonhomme s'est installé sur le bord de la Loire. C'est en voyant ce bonhomme de dos que j'ai eu l'idée de la fin du film. Je vais filmer mon père de dos, je vais lui dire ce que j'ai à lui dire, et je vais lui demander de se retourner. S'il se retourne, ça voudra dire qu'il n'est pas prêt à rattraper le temps perdu. "
La plupart des passages de mon journal écrit 1993, concernant la " période Omelette ", auraient pu faire l'objet de certaines séquences dans le film si je n'avais pas choisi l'optique d'en faire un film grand public... politiquement correct. J'ai exclu des scènes crues évoquées dans mon journal écrit qui, si elles avaient été traduites en images, auraient été carrément pornographiques :
" Jeudi 15/4/93 J'arrive à oublier totalement Antoine, alors que, sans lui, je ne serais rien du tout, je serais inexistant, mort. Avant-hier soir (mardi soir), on a fait l'amour pour la première fois ou presque sans préservatif. Du moins c'est la première fois que je l'ai pénétré sans préservatif. Tout en prenant soin quand même de me retenir jusqu'au bout, au cas où le test du moins de février n'aurait pas marché. C'est vrai que c'est quand même plus agréable sans, il y a le contact de peau à peau, de chair à chair, de bite à entrailles... J'ai peur de lui avoir fait trop mal, de l'avoir déchiré mais, psychologiquement, il était tellement plus heureux qu'avant. A la fin, j'ai répandu mon sperme sur ses reins et sur le bas de son dos, puis je me suis allongé sur lui, épuisé. Je sentais dans mes bras et dans mes mains des picotements parcourir mes nerfs. La détente. "
Cette scène évoquant un acte sexuel, si je l'avais reconstituée avec Antoine, aurait peut-être incité la commission de censure à classer X le film ou bien à l'interdire aux moins de seize ans, ce que je ne voulais surtout pas, estimant que le film devait aussi toucher les adolescents, ceux qui ne parlent jamais à leurs parents. Par ailleurs, elle aurait pu choquer certaines personnes intolérantes, alors que je faisais tout pour parler le même langage qu'eux, gardant toujours en mémoire, le temps du montage, ces mots de Jean Genet :
" ayant à dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, celle que j'appelle 'tortionnaires'(...). Il fallait qu'ils m'entendent, et pour qu'ils m'entendent, il fallait les agresser dans leur langue. "
Je me suis parfois autocensuré, surtout pour ne pas évoquer la vie de mon père qui avait été déjà bien mise à nue par ma mère… Dans mon journal écrit, je m’étais autorisé à dévoiler certains pans de son passé qu’il n’aurait pas aimé que j’étale au grand jour, surtout pour en faire un film…
Omelette, comme tous mes films-journaux, ont tous été retouchés. Ma vie brute, captée à chaud, a été remodelée. Certains m’ont reproché d’ailleurs, ce manque d’authenticité. Mais je n’ai jamais promis d’éviter tout effet d’artifice, de mascarade, comme s’y engagent Jean-Jacques Rousseau lorsqu’il ébauche Les confessions et Eugène Delacroix à la toute première page de son Journal : " Je mets à exécution le projet formé tant de fois d’écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c’est de ne pas perdre de vue que je l’écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l’espère ; j’en deviendrai meilleur. " Le film-journal pour moi n’est pas un confessionnal et quand je parle dans le film ce n’est pas pour dire " toute la vérité, rien que la vérité " comme devant un juge. Le journal est le genre " le plus libre, le genre des genres, un genre qui n’en est plus un à force d’accueillir tous les autres. (…). Tout est possible, tout est discible, " même le mensonge… omelette, donc, n’est pas un documentaire, ce n’est pas non plus une fiction, c’est juste un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre la réalité –mes trois journaux - et la fiction –les scènes reconstituées et le remodelage. Ce dosage particulier dépend aussi du moment du montage : septembre-octobre 1993. Ayant fait le montage quelques temps après avoir vécu les évènements, il a fallu que je porte un regard rétrospectif sur mon passé, sur ses traces. Le film journal, devenu une sorte d’autobiographie à chaud, porte bien sûr la trace de l’état psychique dans lequel je me trouvais au moment du montage… J’ai essayé de recréer l’impression de spontanéité qui est normalement celle d’un journal filmé (l’impression de prise sur le vif, comme si j’avais parlé au micro au moment du tournage), en laissant volontairement les fautes d’élocution, les mots étouffés, écorchés, en rajoutant un bruit très présent de la caméra (quand on approche le micro de sa bouche, on l’approche aussi du moteur bruyant de la caméra). Mais je ne peux m’empêcher de penser que la tonalité de ma voix reflète l’état d’esprit que j’avais au moment du montage, elle est une trace inconsciente de la façon dont j’avais digéré les problèmes que j’avais provoqués. Comme dans Walden de Mekas, ma voix de Septembre-Octobre 1993 introduit une conscience présente du matériau du passé. La subjectivité de Rémi monteur se superpose à celle de Rémi filmeur, ma voix off est en léger décalage avec celui que j’étais pendant les prises de vue. Le dosage particulier entre le vrai et le faux obtenu à partir des trois journaux et des scènes reconstituées dépend de moi, mais aussi des autres : des personnes présentes dans le film, des personnes qui veulent le diffuser…
TROIS FILMS POUR UNE MEME TRANCHE DE VIE.
Le premier montage, en septembre-octobre 1993, a donné un film Super 8 d'une heure vingt intitulé Omelette (Nez-de-pied), qui est le film-journal préféré : c'est celui que nous avons monté ensemble, Antoine et moi, dans mon appartement de Tours, avec ma visionneuse Super 8, en dehors de tout impératif de temps ou d'argent, peu de temps après le tournage. En voyant ce film, Yann Beauvais, alors responsable de Light Cone, coopérative de cinéma expérimental qu'il avait fondée en 1982 avec Miles Mc Kane, a décidé de le distribuer. J'ai donc fait réaliser, avec l’argent que les copains de tours ont collecté, une copie Super 8 dans un laboratoire non-professionnel de Hollande, copie qui a été projetée d'abord sur les lieux de tournage, à Tours, puis, pour la première fois à Paris le 17 mai 1994 au cinéma L'Entrepôt, dans le cadre des séances Scratch.
Le même jour, ce 17 mai 1994, je rencontre Alain Burosse, directeur des programmes courts de Canal +, qui me demande si j'accepte de faire un autre montage de Omelette (Nez-de-pied), une version courte de 24 minutes qu'il me propose de diffuser dans le cadre grand public qui lui est réservé, le magazine L'OEil du cyclone. J'accepte sa proposition, pensant toucher assez vite un maximum de personnes, étant diffusé sur une chaîne nationale, en clair, et à une heure de grande écoute (un samedi à 13 heures trente). La nouvelle tranche de vie s'intitulera Les anges dans nos campagnes, elle sera diffusée le 17 décembre 1994.
En 1995-1996, j’accompagne le film dans de nombreuses villes d’Europe. J’irai même jusqu’à New-York le présenter. Plus le temps passe, plus le film fait sensation et est demandé. Je suis heureux. J’ai l’impression d’exister, d’être enfin aimé. En 1996, je réalise Le super 8 n’est pas mort il bande encore, une commande pour L’œil du cyclone. Grâce à l'argent que je viens de gagner avec Canal +, je peux enfin faire gonfler Omelette (nez-de-pied) en 16 mm et envisager une sortie en salles. Seulement, une des personnes filmées ne veut pas que certains morceaux de sa vie soient exposés dans le cadre d'une diffusion " commerciale " et me demande de faire quelques coupes de moments que nous avons vécus ensemble... J’effectue ces coupes, même si ça me fait mal à ce moment-là. La nouvelle version, amputée de quelques minutes, s'intitule Omelette. Omelette (1997) sortira en salles le 14 janvier 1998, puis sera diffusée sur Canal + en avril-mai 1999, avant de sortir en vidéo aujourd'hui... et, cerise sur le gâteau, de faire partie de la collection du Musée National d’Art Moderne…
Il existe donc différentes représentations existantes de ce que j'ai vécu de début mars 1993 à mai 1994, et réalisées de septembre 1993 à juin 1997. Autrement dit, à partir de mes trois journaux, le Journal écrit 1993, le Journal sonore 1993, le Journal filmé en Super 8 (terminé en août 1998), et de scènes reconstituées, j’ai réalisé trois films-journaux : Omelette (nez-de-pied) (1993) qui date de 1993, Les Anges dans nos campagnes qui date de 1994 et enfin Omelette qui date de 1997. Tous les films, quels qu’ils soient, ont répondu à l’objectif que je m’étais fixé dès le début : toucher un maximum de gens…
À partir de ses trois journaux (le journal filmé, écrit, sonore), Rémi va réaliser ses deux premiers longs métrages Omelette, en 1993, et Les Yeux brouillés, en 1994, qu’il appelle films-journaux-narratifs-classiques. Il pense en effet que pour que l’échange soit possible, il faut que l’ouverture de soi puisse être accessible au plus grand nombre, il faut que le film-journal intime donné à voir prenne la forme d’un film narratif classique habituellement projeté en salles commerciales.
Rémi Lange n’est pas un diariste normal qui se contente d’enregistrer son quotidien. Rémi Lange est un manipulateur : il est prêt à transformer sa réalité pour qu’elle ne soit pas au final une simple juxtaposition nombriliste de morceaux de vie quotidienne, forcément égocentriste et nombriliste à ses yeux. Partant du principe qu’ " en général on ne fait pas de films sur des histoires heureuses " (Patrice Chéreau), Rémi Lange s’efforce de rechercher dans sa propre vie l’évènement malheureux nécessaire au fonctionnement de son récit. Et si l’évènement malheureux n’arrive pas, il est prêt à le provoquer, à le faire éclater devant sa caméra. Dans Omelette, il fait en sorte d’annoncer à ses parents son homosexualité devant sa caméra, dans Les Yeux brouillés, il crée de toutes pièces une rupture avec Antoine pour donner du mou à broyer à son film. Rémi Lange ne s’embarrasse d’aucune morale, il n’estime avoir aucun contrat d’honnêteté vis à vis du spectateur. Pour lui le journal intime, quel qu’il soit, est le lieu de la transformation la plus libre possible : tout est discible, même le mensonge. Ainsi, l’écran qu’il s’invente est forcément un miroir déformant. L’image qu’il donne de lui-même est une image souvent plus noire que la normale.
Dès le tournage, Rémi manipule sa réalité de telle sorte qu’elle puisse s’orienter dans le sens d’une projection grand public. Mais c’est véritablement pendant le montage, que Rémi et Antoine vont s’efforcer de construire un film-journal-narratif-classique-grand-public. Du journal filmé, sonore et intime de Rémi, ils expurgent les morceaux qui ne font pas proprement partie de son histoire à problèmes, ceux qui pourraient ralentir le rythme ou qui engouffreraient le film dans la voie du film de famille où tous les évènements sont heureux. Par ailleurs, ils ne s’interdisent pas de reconstituer certaines scènes, contrairement à certaines règles énoncées par Jonas Mekas qui voulaient que le montage soit fait là toute de suite, sur place, pendant le tournage, dans la caméra. Rémi Lange intègre toujours dans ses films des scènes reconstituées, qu’il mêle aux images tournées en directes et qu’il met exactement sur le même plan.
Chaque film-journal, que ce soit Omelette ou Les Yeux brouillés, est un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre la manipulation du réel et sa captation brute. Le but de Rémi Lange, en offrant des tranches de sa vie sur tous les écrans n’est pas simplement de s’ouvrir à l’autre, il est aussi d’échanger des morceaux d’existences. Rémi intègre dans le film qu’il se fait des tranches de vies de ses proches en les faisant parler, en leur arrachant les moindres résistances... Avec leur consentement bien sûr, même si sur le coup l’éclatement des frontières entre lui et l’autre peut paraître violent ou cruel. Les morceaux de vie ou d’intimité qu’on lui offre spontanément sont bien sûr mélangés aux films de sa vie : il peut s’agir de lettres qu’on lui envoie (des lettres-échanges comme celle du père dans Omelette, ou celles de David ou Matthieu dans Les Yeux brouillés), ou d’images qu’on lui donne (celles de Grégory dans Les Yeux brouillés)... Les rencontres d’inconnus qu’il fait par l’intermédiaire de Omelette sont intégrées dans son deuxième film...
LA RECONNAISSANCE
Omelette est projeté pour la première fois en public, le 12 décembre 1993 au café Le Café de Tours. La première projection dans une salle de cinéma, aux cinémas Studio de Tours est remarquée par Michel Cressole qui écrit dans le Libération du 31 janvier 1994) : " À ne pas manquer : Omelette (…). C'est du Rimbaud en Super 8 ". Rémi envoie alors son film à deux personnes qui lui permettent rapidement de se faire connaître. Yann Beauvais, d’abord, qui projette son film au cinéma L'Entrepôt à Paris, et Alain Burosse, qui travaille alors à Canal + et qui demande à Rémi de réaliser une version courte du film pour son émission L’Œil du cyclone (le film est diffusé le 17 décembre 1994 sous le titre Les Anges dans nos campagnes). Très vite, une copie Super-8 d’Omelette, payée par les copains (Alain Wahl, Philippe Perol, Guillemette Martin, Solange…) circule dans les institutions culturelles. Le film devient petit à petit un des films références de la jeune production expérimentale française. Il est montré, comme le note alors Les Inrockuptibles, " dans la plupart des lieux indépendants ". Il obtint le Prix du public aux VIIIe Rencontres du cinéma indépendant de Châteauroux, en 1994. Omelette va aussi devenir une référence majeure du " cinéma gay ". Les associations homosexuelles s’intéressent très vite au film, invitant Rémi Lange à participer à des rencontres avec le public à l’issue de chaque projection.
Le film ne passe pas inaperçu : " À Lille, l'important Festival des films gays et lesbiens (...) renferme au moins deux merveilles : d'une part Le Chien amoureux de Joseph Morder (…), d'autre part (attention les yeux !), Omelette du jeune Rémi Lange. (…) La rencontre bas-les-masques avec la mère constitue un sommet du genre : sous le coup de l'émotion, le poids de la caméra se met à trembler sur les épaules du réalisateur et, soudain, c'est l'image qui frissonne (...). " (Gérard Lefort - Libération – 19 novembre 1994). " Il y a dans ce film, chaotique (comme dans la vie) et dénué de toute sensiblerie, un culot et un jusqu'au-boutisme qui dérangent d'abord, puis touchent en plein coeur (...). Rarement 'film-en-train-de-se-faire' aura semblé si nécessaire à son auteur. Rarement le parler faux, un peu gêné, des interlocuteurs, aura renvoyé à tant de vérité. " (Bernard Génin - Télérama - 17 décembre 1994, à propos de Les Anges dans nos campagnes).
Grâce à la notoriété acquise par les multiples projections et surtout par la diffusion de la version courte sur Canal +, Rémi peut maintenant envisager de trouver un distributeur dans le circuit " salles art et essai " pour une sortie nationale… Mais pour cela il faut gonfler le film en 16 ou 35 mm, une opération très coûteuse… En 1996, Rémi reçoit une commande de l’équipe de L’Œil du cyclone : réaliser un film sur le Super-8 en Super-8 (" Le Super 8 n’est pas mort, il bande encore ", diffusé en juin 1996). Comme d’habitude, Antoine aide Rémi à construire et déconstruire le film, cette fois-ci en fonction des directives des directeurs artistiques. Grâce à l’argent qu’il vient de gagner, Rémi réalise enfin le gonflage d’Omelette, qui peut sortir en salles.
En 1997, Rémi signe avec Gérard Vaugeois des Films de l’Atalante qui sort le film le 14 janvier 1998. Les succès publics de Omelette et de Les Yeux brouillés sont réduits (respectivement 5800 et 2900 entrées), mais chaque film recueille de nombreux échos positifs dans la presse, surtout Omelette : " Omelette est sorti à la mi-janvier alors qu'il était déjà un film-culte dans les milieux d'avant-garde. (...) " décrit Jean-Paul Combe dans Bref, en octobre 1998, qui n’hésitera pas à décrire la sortie du film comme l’ " l’événement de la décennie "... Certains ont mis l’accent sur l’originalité du film : " Le premier ‘coming out’ en direct de l’histoire du cinéma..." (Olivier Séguret - Cosmopolitan - février 1998). Si la majorité des observations portent sur les qualités d’émotions du film (Télérama et Studio magazine : " un film poignant " ; Ciné-Live : " bourré d’émotions "…), certaines saluent la distance critique et l’intelligence de la mise en forme. Les Inrockuptibles insistent sur la construction dramatique du film, la rapprochant de celle d’ " un film narratif classique ". Télérama qualifie le travail de Rémi Lange d’ " audacieux ", Ciné-Live parle d’un " petit bijou d’intelligence "… Rémi a été invité à parler de son film, d’abord sur France 2, le 28 janvier 1998, par Bernard Rapp dans son émission Le Cercle du cinéma, puis sur Canal +, le 17 février 1998, dans la mythique émission Nulle part ailleurs. À cette occasion, Alexandre Devoise n’a pas hésité à rappeler que " le propos de Rémi Lange avait été apprécié et relayé par la presse et la télévision comme quelque chose d’assez nouveau "…
Après la sortie de Omelette, dopé par cette reconnaissance de la part de la critique, Rémi commence avec Antoine (qui donne maintenant des cours d’histoire de l’art à la fac et en musicologie) l’écriture d’un scénario, Comment faire un enfant à Françoise Létoile: deux jeunes hommes vivent ensemble. L’un d’eux, qui réalise un journal filmé en numérique, désire trouver une femme pour faire un enfant. La difficulté est alors de trouver une femme qui accepte à la fois d’être filmée et de faire le bébé… en même temps. Le couple s’adresse à une comédienne connue du grand public… qui accepte à condition que le film soit tourné en 35 mm… Les difficultés commencent… Rémi et Antoine envoient le scénario à la chanteuse Lio qui, aussitôt après l’avoir lu, s’empresse de les appeler pour leur annoncer qu’elle désire le rôle de Françoise Létoile. L’histoire est réadaptée en fonction de la personnalité de la chanteuse, et son titre devient Comment faire un enfant à Lio… Le scénario reçoit le prix Emergence, Université d’Éte du Cinéma, ce qui permet à Rémi de réaliser une maquette d’une séquence du film, où il joue avec Julie Depardieu…
Rémi reçoit un coup de téléphone de Canal +, qui désire diffuser Omelette. Nicolas Boukhrief qui s’occupe de Mon Ciné-Club, a été séduit par le film. Il fera, le 19 avril 1999, lors de première diffusion télévisuelle du film, un éloge dithyrambique d’ Omelette : " Un premier film qui ne ressemble en rien aux premiers films sortis ces dernières années en France. Et pour cause : tourné en Super 8, avec le plus petit des budgets qu'on puisse imaginer, Omelette nous rappelle que le cinéma est affaire d'idées avant d'être affaire de moyens (...). Alors si Omelette appartient à un genre rarissime au cinéma, le journal intime, sa structure s'apparente presque à celle d'un thriller. Rémi Lange a une arme du crime, sa caméra, des victimes, sa famille, et se débrouille pour qu'il y ait un rebondissement à peu près tous les quarts d'heure (...). C'est parfois agaçant, souvent touchant, et par dessus tout très encourageant pour ceux d'entre vous qui rêvent de mise en scène... C'est que Rémi Lange nous démontre, bien avant les cinévidéastes de la bande de Lars von Trier, que, un premier film, quel que soit le support, le format,le budget ou le style, est avant tout affaire de passage à l'acte. Celui de Rémi Lange me paraît réussi et original. "
Après la diffusion du film sur Canal+, la commission cinéma du Centre Pompidou décida d’acheter Omelette, qui entra alors dans la collection permanente du Musée national d’art moderne.
Fin 1999, Rémi Lange tente d’inscrire ses deux longs métrages dans un travail plus global sur le " je " et ses corrolaires : le vécu et le corps définis en termes d’échanges. Son but n’est plus seulement d’échanger des morceaux de vie par l’intermédiaire de films-journaux-narratifs-classique-grand-public, il s’agit alors d’échanger des morceaux de corps.. Rémi aimerait faire avec Antoine ce qu’ils s’amusent à appeler de l’art transcorporel. Ceci impliquerait des actions concrètes : Rémi vit ce que vit Antoine, le corps de Rémi remplace le corps d’Antoine, et vice-versa. La référence majeure de Rémi est la Messe pour un corps de 1969 où Michel Journiac, que Rémi rencontrera en 1994, artiste corporel, a fait communier des gens avec du boudin fait avec son propre sang. Par l’intermédiaire d’actes chirurgicaux, Rémi avance l’idée de donner des morceaux de son corps, mais aussi recevoir, en échange, en même temps, des morceaux d’un autre corps. Le premier échange de corps symbolique doit se faire avec Antoine Parlebas, la personne qui lui est la plus proche au monde. Si la technologie le permet un jour sans mettre le corps en danger, Antoine et lui aimeraient :
- s'échanger leur sang en reliant leur corps à un cœur artificiel (transfusion) ;
- s'échanger deux côtes basses (transplantation).
Mais avant, ils veulent commencer par un échange corporel symbolique qui lui leur semble réalisable immédiatement, c'est-à-dire sans aucun effet dévastateur pour le corps, juste avec l'aide technique d'un dermoplasticien spécialisé dans les technologies de pointe du piercing : faire réaliser des implants sous cutanés un peu spéciaux : implanter dans le corps de Rémi une capsule en téflon contenant un morceau du corps d'Antoine (son sperme, son sang, un cheveu ou un morceau d’os)... et en même temps, implanter dans le corps d'Antoine une capsule en téflon contenant un morceau du corps de Rémi... Chacun devient le reliquaire vivant de l'autre. " Je t’ai dans la peau tu es dans ma peau " aime répéter Rémi. Transfusion, transplantations... Rémi lange est Antoine Palerbas, Antoine Parlebas et Rémi Lange. Malheureusement (ou non !), l’échange de corps via des opérations chirugicales n'est resté qu’au stade du papier. Compte tenu des complications rencontrées pour réaliser leur capsule en téflon, Rémi retourne à des activités qu’il connaît bien : la réalisation de films… Mais cette fois-ci, le ton va radicalemant changer…
LE RETOUR AUX PLAISIRS DE L’ADOLESCENCE
Grâce à l’argent gagné de la diffusion sur Canal +, Rémi s’équipe de la machinerie nécessaire à la réalisation de films en numérique. Avec la caméra mini-DV, il désire retrouver la liberté de créer perdue avec la disparition de la Super 8 sonore en 1996. Le premier projet qu’il veut réaliser est un film sur l’homosexualité maghrébine. Rémi prévoit de mélanger une histoire d’amour fictive à des séquences documentaires : des séquences de véritables interviews d’homosexuels maghrébins, des images d’archives... Le rôle principal est écrit en fonction de la personnalité de Halim, un jeune algérien qu’il a rencontré sur un lieu de drague homo à Paris, avec Antoine… Il commence par réaliser une longue interview de Halim… Mais très rapidement, le jeune homme lui fait comprendre qu’il ne désire pas continuer le film, à cause des répercussions que le film pourrait avoir sur sa vie privée.
Le projet reste en suspens, jusqu’au jour où Rémi rencontre Karim à une Gay Tea Dance Beur… Comme le garçon danse d’une façon très sensuelle, Rémi pense qu’il sera bon comédien. Karim, après avoir vu Omelette et Les Yeux brouillés, accepte. Rémi s’empresse de réécrire son projet en fonction de la personnalité de Karim. Un simple texte de trois pages (alors intitulé Karim et les garçons) est proposé à Karim qui est prêt à se lancer dans l’aventure. Le tournage commence fin mai 1999. Le réalisateur aménage des plages de travail en fonction des emplois du temps de ses acteurs non-professionnels, tous occupées à des emplois divers. En faisant le film, Rémi réalise sa première fiction, son premier film non-autobiographique. Pour lui, c’est un essai : il veut apprendre à mettre en scène tout en laissant une grande place à l’improvisation ludique. Son but est de réaliser, un peu comme Omelette, un film militant (l’homosexualité est encore un véritable " problème ", aussi bien au Maghreb que dans les banlieues françaises), mais qui ne soit pas didactique. Maintenant, il veut aussi se faire plaisir en faisant du cinéma : raconter une belle histoire d’amour en présence de comédiens qu’il aime bien et qu’il trouve beaux, drôles, ou intelligents… Le tournage se termine en juillet 1999. En août, Rémi commence avec Antoine le montage des 20 heures de rushes.
Très vite, il reconstruit son histoire d’origine (de quelques pages) en fonction des moments que lui ont offerts les comédiens et qui n’étaient pas prévus sur le papier. Certaines scènes sont incompréhensibles. Il demande alors à Karim de tourner de nouvelles scènes, au mois de septembre 1999 (dont celle de la dispute avec Sihem).
C’est à cette période-là qu’ont été enregistrées de nombreuses voix-off dont la plupart seront abandonnées dans le montage final... En septembre, le montage est interrompu par une bonne nouvelle : Les Yeux brouillés vient d’obtenir une aide pour un gonflage en 35 mm. Après la post-production de ce film, et sa sortie en juin 2000, Rémi et Antoine reprennent le montage de Karim et les garçons en juillet 2000. Rémi et Antoine reprennent le montage de Karim et les garçons en juillet 2000. Après plusieurs versions (de deux heures dix et une heure trente-sept) Le film est enfin terminé début octobre 2001: il s’appelle désormais Tarik el hob. Le film est présenté aux festivals gays et lesbiens de Tours, Lille et Paris...
En 2002, Tarik el hob est projeté dans de nombreux festivals gays et lesbiens européens, mais aussi à Sao Paulo, dans le cadre du festival Mix Brazil.
En 2000, Rémi participe au tournage, en tant que " chef opérateur ", du film de Sophie Blondy L’Homme que j’attends. Sophie, que Rémi connaît depuis 1990, vient de sortir un film en salles, Elle et lui au 14è étage, avec Guillaume Depardieu. Comme elle désespère de ne pouvoir trouver l’homme de sa vie, Rémi lui propose d’en faire un film… Pendant plusieurs mois, il suit son amie avec sa caméra… Après le tournage de ce film, Rémi apprend une mauvaise nouvelle. Le scénario Comment faire un enfant à Lio a essuyé le refus de la commission plénière du CNC, malgré ses prix (Aide à l’écriture de la Fondation Beaumarchais, Aide à la réécriture de la Région Franche-Comté). Rémi entre dans une période noire…
Un jour, ayant repris ses esprits, il appelle Annie Alba, une amie de sa mère qui vit à Aix-en-Provence, avec laquelle il a sympathisé… Annie est une femme très très forte, qui souffre de son physique mais qui, à table, lors des repas bien arrosés , fait rire tout le monde… Rémi lui propose d’incarner le rôle d’une tueuse psychopathe. Il la prévient d’emblée qu’il jouera avec son physique… Annie accepte, à la grande joie de Rémi qui retrouve des forces immédiatement. Il se dit alors qu’il a perdu beaucoup de temps à essayer de faire du cinéma en 35 mm, qu’il faut rattraper ce temps perdu en faisant au plus vite un nouveau film en DV. Maintenant, il ne veut plus se " prendre la tête " en essayant de faire des films d’auteurs... Il n’a plus qu’un mot d’ordre : le plaisir… Il veut désormais allier le ludique à l’humour pendant le travail. Abandonnant définitivement le côté sérieux de l’autothérapie de ses journaux filmés, il veut maintenant s’amuser avec ses amis en faisant du " cinema-bis " fauché… Sa nouvelle ambition : devenir le Ed Wood du cinéma français !
Pour commencer, il va faire un pastiche de film d’horreur, réalisant ainsi le film qu’il aurait aimé adolescent, alors qu’il était fan d’effets spéciaux et de films. Le tournage, qui se déroule sur deux jours dans la vieille maison provençale où habite sa mère et son beau-père Maurice, se passe à merveille. Le mari de la femme est joué par Francis Pierre, un ami de sa mère, qui buvait beaucoup, et qui n’a pas non plus un physique facile au regard des considérations esthétiques de notre société. Le film, au début, est un court métrage qu’il teste en le projetant à ses amis. La réaction étant on ne peut plus positive (les gens sont dégoûtés par la noirceur qui se dégage de la relation entre les personnages principaux), il décide de continuer l’histoire, et le tournage reprend au mois d’août 2001.
C’est Antoine, qui connaît bien Annie, qui incarne le rôle du deuxième amant de la grosse tueuse.
Le film, qui s’intitule Mes parents (un titre clin d’œil à la période journal intime), est terminé en janvier 2002 pour l’ouverture du dixième festival Désir… désirs de Tours qui en fait immédiatement son coup de cœur : " Un film choc. Rémi Lange pastiche les films d'horreur pour notre plus grand plaisir. C'est terrifiant et drôle à la fois. On est en permanence de l'autre côté de la raison, dans un monde fou qui a ses propres lois (...). On rit beaucoup malgré le malaise que provoquent en nous certaines scènes sadiques. Enfin, la très forte présence physique des acteurs y est pour beaucoup dans la réussite de ce film. À ne pas rater. " (Les Carnets du studio). Les réactions sont positives même si la plupart des gens trouvent le film trop trash, trop gore. " On a été servi côté trash par le dernier né de Rémi Lange (...). 'Mes parents' est une pure fantaisie gore (...), néanmoins il y a là suffisamment de folie queer pour amuser " (Illico, 28 novembre 2002). Malgré tout, le film reçoit le Prix Comtesses des Flandres au festival Question de genre à Lille en novembre 2002. Après cette date, les bonnes critiques commencent à fleurir, de ci, de là… " Un OVNI, une sorte de David Lynch provençal. " (programme du Festival du Film Gay et Lesbien de Paris). " Mes Parents me fait presque jouir : c'est queer, délicieusement gore et anti-famille, ça fait mal et c'est bon ! " (Madame H, Illico, 26 décembre 2002).
En décembre 2002, Joëlle Matos de Canal + propose à Rémi et Antoine de réaliser un court-métrage dans le cadre de l’émission Galaxy Gay 3000. Ce sera L’Invasion des pholades géantes, un petit portrait cynique du milieu gay en forme de documentaire animalier pseudo-scientifique. C’est Antoine qui en a eu l’idée, en découvrant la pholade dactyle, un petit mollusque au siphon polysensoriel qui vit dans les trous…
Tarik el hob, est présenté durant toute l’année 2003 dans de nombreux festivals gays et lesbiens, et reçoit à cette occasion, en 2003, le Jury Award for Best Feature Film au Festival de Seattle et le Freedom Award au festival Outfest de Los Angeles. Tarik el hob sort en France (juin 2003, en dvd), en Israël (octobre 2003), aux USA (janvier 2004)...
RÉACTIONS DE MES AMIS (LES RÉACTIONS DE MA FAMILLE SE TROUVENT DANS LE JOURNAL D'OMELETTE).
Bénodet, le 19/11/93
Cher tous deux,
je saisis un instant de cette matinée pour vous écrire le plus rapidement possible, après ces quelques jours passés ensemble... car j'ai le sentiment que plus j'attends, moins ce que j'écrirai sera fidèle à mes sentiments.
Je ne pense d'ailleurs pas pouvoir vous exprimer l'émotion ressentie pendant ces quelques jours, par l'écriture ou la parole. Cela a été trop fort, trop bouleversant.
Nous nous sommes quittés depuis deux jours seulement et déjà à la première minute, lorsque je n'ai plus aperçu Rémi, j'avais déjà cette sensation de vide, de déchirement, de regret peut-être aussi, car je n'ai pas pu et
su vous dire à quel point je vous respecte et à quel point je vous aime.
Avec le recul, je me dis que peut-être cette émotion qui m'habite encore à la seconde où j'écris reste intacte, car les mots maladroits qui avaient été prononcés ont été tus et que seuls les gestes et les regards ont parlé.
Un petit mot Rémi, pour te dire qu'à mes yeux, ton film est le plus bel hommage que tu pouvais rendre à Antoine.
Et, Antoine, une devinette : connais-tu la formule préférée de Rémi, alors petit garçon, qui était (et disait à mon attention):
"Mon Antoine chéri, adoré, des doigts de pieds à la cocotte minute" !!!
Je vous aime fort tous les deux,
Luce
Bénodet, le 12 novembre 1993
Cher Rémi,
après ce départ un peu précipité, je t'écris quelques mots pour vous remercier de ce séjour passé en votre compagnie. J'ai été très content de la surprise de Blevy. Blevy est un endroit un peu magique qui me laisse toujours d'agréables souvenirs. On se connaît peu, mais déjà, j'ai constaté que tu es plus décontracté, plus ouvert.
L'absence d'Antoine aux réunions familiales devait te contrarier.
On s'est incrustés chez toi, un peu dans ton intimité. J'espère que tu ne nous en veux pas ! Ce séjour passé à Tours m'a servi pour vous apprécier et me faire une excellente opinion sur votre union.
Pour être franc, je craignais qu'elle soit superficielle (ce ne sont que des craintes très personnelles, une opinion sans fondement). Donc j'ai été très heureux de constater le contraire : même si vous n'êtes pas démonstratifs, il y a des signes qui ne trompent pas. J'ai été très touché d'être un des deux privilégiés qui a pu regarder ton film, ton histoire, votre histoire. J'ai bien aimé que tu présentes ton homosexualité, non pas en disant: "je suis homosexuel", comme une chose sur laquelle tes interlocuteurs n'auraient rien à dire ou à penser, mais, en étant naturel, en annonçant ton amour pour un garçon,
et ce, depuis trois ans.
Je suis ravi pour vous que cela se soit bien passé, et que, par chance, tes parents n'ont pas de foutus principes qui auraient pu vous faire très mal et vous nuire par la même occasion. En ce qui me concerne, l'annonce de ta relation avec un garçon ne m'a pas touché de la même façon que quelqu'un de ta famille, c'est certain. Mais ma démarche critique (qu'elle soit positive ou négative) reste la même pour les deux sexes. C'est-à-dire, quel que soit le sexe de la personne que tu aimes, c'est la personne que ton cœur a choisie, pour vivre des instants précieux, et je le respecte. Sache que tu me fais partager des grands moments d'émotion. Ces moments de sincère amitié me vont droit au cœur et je suis très sensible à ta confiance.
A bientôt,
je vous embrasse tous les deux.
Philippe
P.S. Bientôt la chambre et la salle d'eau du RDC seront terminées. On sera très heureux de vous recevoir dès que vous le pourrez pour quelques jours et on tient à ce que vous soyez nos invités. Antoine pourra amener ses petits chevaux ! See you soon.
Février 1994
Rémi,
il est si facile de critiquer un film... Mais le tien. Déjà deux fois qu'on le regarde et toujours rien à dire ! On y aime cette vérité cachée derrière ces masques de pudeur et même si l'on ne croit qu'à moitié à ces mots venus trop facilement, on se laisse vite prendre aux sentiments d'amour qu'ils trahissent. Ta famille ressemble un peu à la mienne. C'est terrible les secrets des adultes, parce qu'un jour on s'aperçoit que nous leur avions donné l'image de la "vérité absolue", eux qui nous apprennent à ne pas mentir, à ne pas tromper, à ne pas voler. Lorsque ce jour arrive et que la famille apparaît, qu'il est dur alors de retrouver ses repères et peut-on savoir encore qui l'on est. Ton film est riche dans la diversité des émotions qu'il procure. Parfois on n'a pas du tout envie de rire et quelque chose se déchire, puis juste après on a envie de dire comme ceux devant la caméra : "c'est pas grave !" et l'on rit des blagues d'Antoine, qui tout à tour amuse ou émeut par sa maladresse à vouloir à tout prix cacher ses sentiments. Finalement, c'est un film qui joue à cache-cache. Les gens mentent peut-être comme tu le dis mais ils n'en sont que plus criants de vérité et de sincérité à mesure que la pellicule avance. Ils nous ont sûrement fait plus de mal en nous dissimulant la vérité et commis plus d'erreurs à trop protéger, à se protéger, car c'est surtout eux-mêmes qu'ils cherchent à protéger. Mais restons modestes, comment serons-nous, quelle sorte de parents ? Ni meilleurs, ni pires, j'imagine... On les aimera et ce sera déjà ça. Et finalement dans ton film il y a tant d'amour...
Je t'embrasse
Karine
Février 94
Rémi... Il est bien difficile de revenir sur un film... de tourner autour sans le perdre et surtout sans se perdre soi-même... Je ne voudrais pas être trop analytique... mais c'est souvent plus fort que toute cette déformation... Cependant l'impression... oui déjà s'en tenir à l'impression et ne pas paraphraser ce que tu as voulu montrer... transmettre... L'OMELETTE semble se faire à trois niveaux de cuisson... Drame personnel, bouffonnerie individuelle, sensibilité collective... En visionnant les images, en entendant tes sons, est arrivée la peur d'un trop plein de narcissisme... d'un apitoiement vulgaire car vulgarisé... Et puis non, tout glisse sans lourdeur, tout ne tourne pas uniquement autour de l'homosexualité... et c'est peut-être parce qu'il y a "maux" et "sexualité" dans "homosexualité" qu'il aurait eu un paradoxe de ne pas parler à tous de ton homosexualité... Là se trouve la sensibilité collective... elle se visse au regard du spectateur comme une source hydraulique de renvoi masturbatoire... En fait, masturber son sexe ou celui d'un autre (ou d'une autre) n'en revient qu'à masturber son propre esprit... ça, c'est le drame personnel... l'homme n'est pas prêt de s'en détacher... et par quelques scènes, ton film retourne comme une claque en pleine figure une sensibilité collective... elle ne se manifeste pas forcément par la tolérance, elle peut être brutale, mais lorsque je vois ta mère ne pas quitter le journal des yeux quand elle apprend ce qu'elle doit apprendre, ressort alors l'impression d'une tolérance forcée... L'individu a peur de passer pour un réactionnaire... Quant à la bouffonnerie, elle devient plus cinématographique, mais une bouffonnerie de genre, sans péjoration du terme employé... Il suffit d'avoir aimé "Mourir à trente ans", et "Lettre pour L", de Romain Goupil, pour aimer "Omelette" de Rémi Lange. Finalement, l'esprit n'est pas éloigné de "Nez-de-pied", seul le fond a changé, mais ce fond me paraît davantage adapté à ta personnalité que cette fonctionnalité scénaristique qui n'a rien à voir avec le cinéma... Mon intime conviction est là, mais malgré tout j'écris encore des histoires que je raconte autrement une fois les images montées... Continue dans cette voie, il y a tant de rails et de trains dans ton film, qu'une arrivée en gare de la Ciotat m'a aussi fait revenir vers les primitifs... oui, continue !... certainement en montrant dès à présent autre chose car comme disait André Gide : "en art, seule la forme compte"... Maintenant il y a aussi tous les autres... on ne doit surtout pas les ménager... Le cinéma, l'image, le son, c'est comme tout, on récolte ce que l'on s'aime !
Tiburce
PS : voici les K7. Celle de "NOS AMOURS RETARDATAIRES" est une copie de travail, donc à considérer comme telle (...). En ce qui concerne le C.N.P., il pourrait y avoir un débat portant sur "l'esthétisme de l'image au service de la narration". Qu'en penses-tu, et surtout qu'en pensent-ils ?
"Que dire d'un film qui nous met mal à l'aise ?
Tu déranges, tu nous déranges dans notre
manière de réagir, de penser...
Sujet tabou dans l'intimité d'une famille, on
est mal à l'aise. C'est peut-être ça le bon
cinéma.
Pascal, le 17 mai 1994"
"Quel choc ton film... non pas au niveau des
révélations mais des émotions. On ressort
avec une boule dans la gorge et les larmes
dans les yeux. Ce que j'apprécie le plus,
c'est ton propre courage, ta vérité,
ta fragilité. Bravo aussi
à Antoine. Qu'il est drôle, simple et
naturel.
Cela fait vingt-cinq ans mon petit Rémi que je
t'aime comme un frère et ça n'est pas près de
cesser.
Quoi qu'il puisse arriver, rien ne pourra
étouffer l'Amour que j'ai pour les Lange.
Je te souhaite bonne chance pour la suite de
ta carrière cinématographique mon petit Rémi
adoré. Et si j'osais...
Amour, tu m'aimes toujours ?*
Françoise
* Phrase extraite d'une chanson de Téléphone que
j'avais l'habitude de chanter : "Alors amour, tu
m'aimes toujours ? Oh mon chéri, pas tous les
jours. Je veux faire l'amour, je veux vivre
amour..."
"Cher tous deux,
personne ne reste indifférent à tant
d'émotions, surtout pas moi. Des
protagonistes attendrissants qu'on aimerait
entourer de son affection.
Philippe"
"Que d'émotion, et quelles émotions !!
Que je l'aime ma famille...
Tendresse à tous les deux.
Luce"
Réaction de ma grand-mère, début septembre 1994, juste après la vision du film (extrait de LES ANGES DANS NOS CAMPAGNES) :
"- Qu'est-ce que tu en penses, là ?
- Il est très bien, il est bien. Tu racontes ta vie, tu t'es défoulé, tu as dit tout ce que tu avais sur le cœur, maintenant tu dois te sentir bien. Tu revis en somme. Parce qu'autrement tu étais coincé. Je sentais qu'il y avait quelque
chose qui n'allait pas, que tu avais besoin de dire, de t'épancher, de te soulager de quelque chose qui te gênait, quoi.
- Et tu crois que ça peut servir à quelque chose le film ?
- A ouvrir les yeux à beaucoup de personnes et non seulement ça, à dire ce que l'on pense et à rien ne se cacher. C'est pas la peine de cacher les choses de toute façon. On se fait du mal à soi-même, et ça n'avance à rien."
-Carte de Noël 1994 reçue des mains de Pierre et Josette, parents de Luce :
Bravo ma puce pour ce courage que tu as dû montrer afin de réaliser ce film. C'est super ! Laisse les esprits chagrins et rétrécis de côtés. Pour nous, c'est très bien accepté parce que... tu sais quoi ? On t'aime très fort.
Josette & Pierre
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Site de Rémi Lange : remilange.blogspot.com/
1 Comments:
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lesfilmsdelange@hotmail.fr
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From: scrabouilli@hotmail.com
To: lesfilmsdelange@hotmail.fr
Subject: FW: CanalBlog - vous avez un message
Date: Sun, 11 Sep 2011 15:11:23 +0100
Heureuse que ceci vous plaise!
Vous pouvez contacter Clément , le réalisateur .Le film n'est pas fini.Mais bientot ..on l'éspère et ainssi le voire dans de nombreux lieux!(il en a fait un autre,il y a quelques années...ce mec est un genie!)
Clément .. agronomad@yahoo.com
Bien à Vous
Rebecca
Vos filmes aussi on l'aire bien.une trés granges sensibilité!bravo
Rébecca Florès
Tél. portable:Belgique 0032(0)498 78 93 71
http://rebeccaflores.canalblog.com/
Date: Sun, 11 Sep 2011 01:35:36 +0200
From: lesfilmsdelange@hotmail.fr
To: scrabouilli@hotmail.com
Subject: CanalBlog - vous avez un message
Un visiteur de votre blog "REBECCA FLORES : Makeup Artist" a souhaité vous contacter via le lien 'Contactez l'auteur' présent sur votre blog.
Voici son message :
HELIOGABALE
Bonjour
j'ai vu vos réalisations pour le film HELIOGABALE. Bravo. J'aimerais beaucoup savoir où on peut joindre l'auteur du film, afin de visionner ce film !
Rémi LANGE réalisateur, lesfilmsdelange@hotmail.fr
Vous pouvez répondre directement à ce visiteur en utilisant l'adresse 'expéditeur' de ce message.
Tant que vous ne répondez pas à ce message, le visiteur n'a pas connaissance de votre adresse email.
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